Mario Telò est professeur à la LUISS et l’ULB, Président émérite IEE-ULB. Il est membre de l’académie Royale de Belgique.
Quelle est votre lecture des nominations récentes pour les plus hautes responsabilités au niveau européen ?
Un aspect qui n’est pas souvent évoqué depuis les élections européennes de mai 2019 ou depuis les nominations des membres de la nouvelles Commission en juillet et la formation de la nouvelle Commission en septembre est que nous assistons à une démonstration évidente de la force des institutions européennes.
Contre le pessimisme radical ambiant, le conformisme des médias et des intellectuels – qui fait que on ne peut plus parler de l’UE sans y accompagner les mots crise, déclin, échec, fin, effondrement, etc., contre un climat politique défaitiste, dominé par les nationalistes souverainistes, très mal contrasté par des dirigeants, élus et fonctionnaires européens sans idées, usés et épuisés, un climat qui a permis que même la personne chargée de la relance européenne déclare « la crise existentielle de l’UE » ; malgré ce climat intellectuel « spenglerien » qui ne permet plus de publier des livres qui ne portent pas dans leur titre l’annonce de la morte prochaine de l’Union – les institutions ont montré leurs vitalité, comme une réplique du film « The revenant ».
Comment expliquez-vous cette vitalité ?
Les élections européennes au suffrage universel, avec un taux de participation croissant, n’ont pas seulement arrêté la vague national-populiste à un seuil inférieur à 20%, mais bloqué aussi les tentatives d’une nouvelle alliance entre le PPE et les souverainistes, avec la conséquence de diviser le front des souverainistes entre les tenants de « l’Exit » (les Britanniques, isolés), les membres du PPE (comme par exemple Viktor Orban) , les nationalistes polonais, et les extrémistes (Le Pen et Salvini), qui ont abandonné l’idée de quitter l’UE et la zone euro. « 5 Etoiles » a même voté en faveur de la présidente Ursula von der Leyen. Certes, les forces sociale-démocrates ont subi des pertes importantes en France et Allemagne, même si la crise des « gilets jaunes » paraît être surmontée et l’ascension fulgurante de AfD bloquée. En général, il ne faut absolument pas se faire l’illusion que le nationalisme soit battu pour jamais, mais il a subi deux coups historiquement importants en 2019.
Le Brexit, présenté souvent comme une des formes de manifestations des crises de l’UE, se présente, comme le prof Gamble de Cambridge a l’a récemment défini, comme : « une crise politique, du système partisan, des institutions de la démocratie, du rôle international, de l’identité culturelle et de l’unité même du Royaume uni ». Boris Johnson connait les débâcles de Theresa May. 700 000 jeunes manifestent pour l’UE à Londres. Certes, la sortie du Royaume Uni est grave pour l’UE et pour son rôle mondial ; toutefois, non seulement aucune contagion ne s’est produite mais le BREXIT constitue désormais un mauvais exemple aux yeux des européens et il a poussé vers des avancées institutionnelles impossibles avec la Grande Bretagne (l’Union pour la défense, démarrée en 2018, par exemple). C’est à l’UE d’offrir au Royaume Uni une nouvelle place dans l’architecture institutionnelle européenne dont elle est le centre.
Les institutions européennes ont montré une capacité remarquable de renouvellement : la majorité parlementaire PSE-PPE a dû s’ouvrir aux libéraux après le succès d’Emmanuel Macron et a élu un anti-salviniste italien (David Maria Sassoli) comme président du Parlement européen.
Macron a joué un rôle clé : deux femmes au sommet, à la Commission (Ursula von der Leyen) et à la Banque Centrale Européenne (Christine Lagarde), Charles Michel à la présidence du Conseil européen. La succession à la présidence de la Commission a connu l’échec de la méthode des Spitzenkandidaten et une négociation parfois obscure, mais a enfin conduit à un accord de qualité pour une femme, très européenne, ordo-libérale, mais ouverte aux questions sociales et à l’environnement. Et enfin par son Vice-président Frans Timmermans et le Commissaire de la famille écolo (grand gagnante des élections) confirme l’engagement de la nouvelle présidente pour une croissance soutenable. Le Financial Times a justement souligné la réponse forte attendue par la nouvelle Commission par rapport au défi économique des États-Unis de Donald Trump : la Vice-présidence Margrethe Vestager pour rattraper le retard sur la digitalisation, la française Sylvie Goulard au marché intérieur et à l’industrie et Joseph Borrell à la politique étrangère. L’opposition d’une partie du PSE à une Commission – qui compte plus des socialistes que jamais, y compris deux vice-présidents de grand poids politique et force intellectuelle comme Timmermans et Borrell, expression ces deux nominations d’excellents résultats électoraux obtenus par leurs deux partis respectifs – est explicable uniquement par des préoccupations internes.
Quels sont les prochains défis de l’UE ?
Si on veut vraiment réduire les marges de propagande des nationalistes, il faudra des résultats concrets et bien communiquer. Le drôle de couple Dombrovskis/Gentiloni devra faire face au difficile défi de construire un nouvel équilibre dynamique entre les règles de la rigueur et le fort engagement pour une croissance soutenable et une politique pour l’emploi. Aucune illusion : combattre les dettes publiques excessives reste une priorité (dans l’intérêt des Etats endettés et des jeunes générations), mais, à l’aide de la BCE, on peut poursuivre cet objectif en encourageant les investissements pour la recherche et l’innovation. Ce n’est pas plus de « flexibilité » qui est nécessaire, mais des nouvelles règles partagées et, tout d’abord, une réforme du Pacte de stabilité et de croissance.
L’Europe a favorisé des évolutions nationales très significatives, grâce à un système institutionnel de plus en plus interdépendant et contraignant.
La Grèce et le Portugal, contrairement à la rhétorique anti-européenne, sont sortis de la crise en dynamisant leurs économies et en normalisant leurs systèmes politiques: on observe une alternance démocratique et la défaite des fascistes en Grèce avec une opposition guidée par l’ex-populiste Tsipras au 30%, antinationaliste et social-démocratisé ; notons aussi le succès du gouvernement de la coalition de gauche à l’origine du succès inattendu du modèle portugais. La social-démocratie dans les pays scandinaves montre qu’on peut endiguer l’avancée des national-populistes par des politiques d’intégration efficaces des immigrés et des réformes de l’Etat-providence. En Allemagne de l’Est, le SPD et la CDU ont empêché l’AfD de devenir le premier parti. En Autriche les national-populistes sont exclus du gouvernement. On constate des succès antinationalistes en Slovaquie et dans d’autres pays de l’Est. Enfin, le changement radical intervenu en août dans le gouvernement de la troisième économie de la zone Euro, l’Italie, sous l’apparence paradoxale de la continuité du premier ministre, M. Conte. La défaite de Salvini, trahi par son erreur tactique, désormais marginalisé et allié des fascistes dans l’opposition, malgré que les sondages le donnent toujours en tête, n’est pas que le résultat d’un simple changement d’alliance, d’ailleurs constitutionnel dans les républiques parlementaires. Le passage – grâce à l’évolution de «5 Étoiles » et à la participation du Parti démocrate – du gouvernement le plus souverainiste au gouvernement le plus pro-européen de l’UE et la défaite politique de Salvini – qui était devenu l’espoir et le symbole du succès et des ambitions souverainistes en Europe – est le résultat à Bruxelles et à Strasbourg du vote favorable du mouvement « 5 Etoiles » pour la nomination de la Présidente von der Leyen. Romano Prodi a souhaité une « coalition Ursula » en Italie.
Pour conclure, je dirais que les conditions pour un printemps européen sont en partie réunies.
Le risque ? Que, une fois passé le danger, on continue par l’inertie du muddling through, que rien ne change dans l’UE, que les réponses politiques fortes aux trois grands défis à l’agenda soient encore une fois ratées : la politique européenne de l’immigration et de l’intégration, au-delà des accords de Dublin ; la politique européenne de la croissance, soutenable et digitalisée ; le rôle proactif de l’UE par rapport au voisinage (dans ses relations avec le monde arabe, la Russie et surtout l’Afrique) et à la confrontation en cours entre les États-Unis et la Chine. Une politique étrangère efficace et cohérente, une relance du multilatéralisme, pourraient élargir le consensus interne pour l’UE.
Les institutions européennes intègrent, socialisent, changent les comportements des acteurs nationaux. La force des institutions a permis que la plus grande et longue crise de l’UE soit largement derrière nous. Mais, attention: sans des résultats concrets, situés dans une vision commune, sans des idées fortes, mobilisatrices, les nationalistes vont revenir encore plus forts qu’avant, tant au niveau national qu’européen.
Le devoir civique du monde de la recherche est de souligner et d’approfondir la portée, la complexité, et l’urgence dramatique de ces défis de l’UE.