Nathalie Brack est professeure de science politique et chercheuse à l’Institut d’études européennes (IEE-ULB) et au Centre d’Etudes de la vie politique (CEVIPOL). Elle est également professeure invitée au Collège d’Europe (Bruges).
Ramona Coman est professeure en science politique, présidente de l’Institut d’études européennes (IEE-ULB) et membre du Centre d’Etudes de la vie politique (CEVIPOL). Elle est la coordinatrice du module Jean Monnet Rule of law and mutual trust in global and European governance (599377-EPP-1-2018-1-BE-EPPJMO-MODULE).
Amandine Crespy est professeure de science politique et chercheuse à l’Institut d’études européennes (IEE-ULB) et au Centre d’Etudes de la vie politique (CEVIPOL). Elle est aussi professeure invitée au Collège d’Europe (Bruges).
En septembre 2017, dans son discours à la Sorbonne, le Président Emmanuel Macron lançait une initiative pour une Europe « souveraine, unie et démocratique » face aux nombreux défis qui guettent l’Europe. Une Europe souveraine, soulignait-il, est une Europe qui garantit la sécurité en matière de défense, en matière de lutte contre le terrorisme ; une Europe qui répond au défi migratoire ; qui fait face à « une transition écologique efficace et équitable » ; une Europe dotée d’une souveraineté numérique qui implique une action forte de l’UE, nécessitant la régulation des grandes plateformes et la taxation des entreprises numériques. Tout cela couronné d’une souveraineté économique, indispensable pour affirmer la place de l’UE dans le monde. Le Président Macron annonçait un projet politique ambitieux, dressé contre le « nationalisme, l’identitarisme, le protectionnisme, le souverainisme de repli », un projet visant à refonder l’UE, la seule à donner une capacité d’agir dans le monde, mais « trop faible, trop lente, trop inefficace », selon ses propos.
Des initiatives d’envergure étaient annoncées. Il ne s’agissait pas seulement de refonder l’Union européenne en renforçant sa capacité d’action dans un large éventail de domaines. L’ambition était également de créer un sentiment d’appartenance à travers, par exemple, la participation des citoyens à de larges conventions démocratiques ou la création de listes transnationales pour l’élection des représentants au Parlement européen.
Faisant écho à la Déclaration de Robert Schuman, le discours prononcé à la Sorbonne mettait donc en exergue des objectifs et quelques moyens pour les atteindre. Il n’était pas adressé uniquement aux Français mais aussi, ou surtout, à ses homologues européens pour annoncer de manière solennelle que « le temps où la France propose en Europe est revenu ! »
Deux ans plus tard, quelques semaines avant les élections européennes de 2019, Emmanuel Macron lançait un appel pour une Renaissance européenne dans une tribune traduite en 22 langues et publiée dans tous les États-membres de l’Union européenne. Poursuivant la réflexion lancée dans son discours de la Sorbonne, un vaste chantier de réformes était annoncé comme la révision des Traités résultant de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, censée définir la feuille de route de la refondation de l’UE.
Applaudi par certains, l’idée même de souveraineté européenne a été reçue avec prudence, voir indifférence, par d’autres.
Ambitieux, certes, le projet semblait néanmoins abstrait.
Mais pas pour longtemps. La crise sanitaire mondiale de la Covid-19 et l’évolution du climat politique au niveau international (notamment les relations avec la Chine, la Russie et les Etats-Unis) ont changé la donne. La pandémie a mis en exergue la dépendance des pays européens envers certains produits et la vulnérabilité de l’Union européenne vis-à-vis d’autres pays du monde. Comme l’ont souligné Jean-Yves Le Drian et Keiko Maas dans une tribune publiée par Le Monde après l’élection de Joe Biden aux États-Unis, « l’environnement international n’a cessé de se dégrader », dans un contexte de déclin de la démocratie dans le monde et de la montée en puissance de leaders politiques qui contestent ouvertement ou de manière latente la démocratie, « au mépris de l’ordre international ou des équilibres régionaux ».
Mais même dans ce contexte de crise sanitaire mondiale et de tensions accrues au niveau international, l’idée d’une souveraineté européenne n’a pas suscité l’intérêt escompté par le Président Macron auprès de ses homologues européens.
En juillet 2020, Wolfgang Schäuble, qui préside désormais le Bundestag, plaidait publiquement pour la souveraineté économique de l’Europe dans une tribune que certains ont interprétée comme une réponse – un peu tardive – au discours du Président Macron. En revanche, en décembre 2020, la Ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, mettait quant à elle en garde face aux « illusions de l’autonomie stratégique européenne ».
Dans une droite ligne historique de l’ancrage de la France dans l’Europe d’après Seconde guerre mondiale, ce désir de souveraineté européenne semble donc avant tout une projection de puissance française à travers l’Union européenne.
Or, si consensus il y a sur le nombre de défis que les Européens doivent affronter dans les domaines numérique, sanitaire, alimentaire, de la défense ou même en matière de politique industrielle et fiscale, reste à déterminer comment les relever ensemble, de manière à la fois efficace et démocratique. Or c’est là que le bât blesse. Entre montée du populisme et tabous sur la réforme des traités européens, la manière de concilier souveraineté nationale et souveraineté européenne reste à inventer.
Une notion ancienne, complexe et contestée
Les origines sémantiques de la souveraineté remontent au 13ème siècle, mais ce n’est que plus tard, au Moyen-Âge que Jean Bodin définit la souveraineté comme « la puissance absolue et perpétuelle d’une République » dans ses Six livres de la République. Dans une France déchirée par les guerres de religions, Bodin conceptualisait l’existence d’un État fort vis-à-vis de l’extérieur), d’une part, car habilité à déclencher la guerre (jus ad bellum) et fort vis-à-vis de l’intérieur, d’autre part, dans la mesure où la souveraineté implique « la puissance de donner loi à tous en général, et à chacun en particulier » et ce « avec le consentement de plus grand » (1993 : 160). Dans un contexte de division et de fragmentation politique, Jean Bodin rejetait l’idée de la mise en place d’une souveraineté mixte ou partagée car « comment serait souverain celui qui reconnaît la justice d’un plus grand que lui ? » (1993 : 154).
Depuis, ce concept central de la pensée politique et du droit n’a cessé d’être redéfini, accompagnant les trajectoires idiosyncrasiques des Etats européens et servant à repenser leur nature et leur rôle chemin faisant. Au 20ème siècle, la souveraineté a été mise à l’épreuve tant par la mondialisation que par l’intégration européenne. Pour faire face à des défis largement partagés, les États du Vieux continent ont accepté de limiter leurs droits souverains afin de partager (shared sovereignty) ou d’exercer ensemble (pooled sovereignty) la souveraineté nationale.
Dans contexte, certains ont affirmé que la souveraineté était devenue une notion obsolète, vouée à disparaître, ou qu’elle était devenue « une hypocrisie organisée » (Krasner 1999). Aucun État n’est souverain aujourd’hui dans le sens traditionnel du terme (Grimm 2015). Mais la souveraineté comme idéal politique n’a pas été abandonnée. Au contraire. Elle est aujourd’hui au centre des discours politiques à droite, à gauche comme au centre des échiquiers politiques européens (Brack, Coman et Crespy 2019 ; Bickerton et al, à paraître). Certains acteurs politiques et sociaux cherchent à « regagner le contrôle », comme l’ont affirmé les militants du Brexit, d’autres visent à renforcer ou reconfigurer la souveraineté sous la forme d’une « co-souveraineté » (Constantinesco 2013) au niveau supranational.
Quelle que soit la posture adoptée, force est de constater que la souveraineté n’est pas une notion aux contours fixes. La souveraineté est un construit politique et social dans un contexte historique donné (Adler Nissen et Gammeltoft 2008) ou autrement dit un « speech act », « a claim to ordering power made by various, often competing actors », « a claim to ultimate authority » (Walker 2003 ; Brack, Coman et Crespy 2019 ; Bickerton et al à paraitre).
Autonomie ou souveraineté européenne, les questions fondamentales restent
Le Président Macron lui-même est revenu sur le choix des mots pour affirmer que « c’est un terme qui est un peu excessif”, « parce que s’il y avait une souveraineté européenne, il y aurait un pouvoir politique européen de type étatique pleinement installé. Nous n’y sommes pas encore”. En l’utilisant, il s’agissait, selon le secrétaire d’État aux affaires européennes, Clément Beaune, de répondre à ceux qui réclament le retour à une nation libérée des compromis inhérents à la gouvernance supranationale.
Alors que le “F word” (pour fédéralisme) est devenu un tabou en politique européenne (Borriello et Crespy 2015), le « S word” (de souveraineté) est galvaudé. Ce que l’on comprend avec la conférence du Président français et de la Chancelière allemande du 5 février dernier, intitulée « l’Allemagne et la France pour la souveraineté européenne », c’est qu’ils invoquent la souveraineté pour affirmer en réalité un objectif d’« autonomie stratégique » centrée sur la puissance économique et la sécurité. Ils sont ainsi à l’unisson avec Ursula von der Leyen, Charles Michel, Josep Borrell les représentants du pôle bruxellois de l’Union, qui ont fait de « moins de dépendance, plus d’influence » leur mantra.
Le choix des mots n’est pas une pure question sémantique
Si le concept de souveraineté soulève des questions quant à la possibilité de lui donner sens (dans le sens d’institutionnalisation) au-delà de l’État, celui d’autonomie est tout aussi difficile à cerner. Quoi qu’il en soit, l’amalgame entre ces deux notions n’est pas une simple erreur sémantique, elle est fallacieuse car elle occulte les enjeux essentiels du débat.
L’autonomie, qu’elle soit stratégique ou stratégique et ouverte, dit peu sur la légitimité démocratique des décisions prises (les demandes entrantes dans le système via le processus électoral soit l’input) ou sur leur efficacité (la résolution des problèmes par les politiques adoptées, soit l’output).
Consolider l’autonomie de l’Union européenne dans son action extérieure exige une légitimité forte en son sein, légitimité pourtant fragile et contestée. Les critiques du rôle joué par la Commission européenne dans la bataille des vaccins, ou la revendication des parlements régionaux et nationaux pour approuver les accords commerciaux de libre-échange en apportent l’illustration. Affirmer l’autonomie de l’Union à agir sur la scène globale dans un contexte international menaçant ne pourra réussir qu’à condition de pacifier les conflits de souveraineté internes (Brack, Coman et Crespy 2019 ; Bickerton et al, à paraître) qui font pour l’heure rage et minent la légitimité de l’Europe unie et de ses institutions.
Plutôt que les éviter, les Européens doivent se confronter au plus vite à la question substantielle qui reste en suspens, à savoir :
Qui est le souverain européen à même d’assurer l’unité à l’intérieur et la puissance à l’extérieur ? Les chefs d’État et de gouvernements réunis dans le Conseil européen, peuvent-ils légitimement incarner un souverain européen certes collectif mais s’appuyant uniquement sur des exécutifs souvent vacillants ? Comment activer à l’échelle européenne les ressorts parlementaires et populaires de la souveraineté, seuls permettant d’assurer que les gouvernants dirigent avec le consentement des peuples ?
Références
Adler-Nissen, R., et T. Gammeltoft-Hansen, eds. (2008) Sovereignty Games, Instrumentalizing State Sovereignty in Europe and Beyond, Basingstoke: Palgrave.
Bodin, Jean (1993), Les Six Livres de la République, Librairie Générale Française, Paris.
Borriello, A. et Crespy, A. (2015), “How to not speak the ‘F‐word’”. Eur J Polit Res, 54: 502-524.
Brack, Nathalie, Coman, Ramona & Crespy, Amandine (2019) “Unpacking old and new conflicts of sovereignty in the European polity”, Journal of European Integration, 41:7,817-832
Constantinesco, Vlad, « La souveraineté est-elle soluble dans l’Union européenne ? », L’Europe en Formation, 2013/2 (n° 368), p. 119-135.
Grimm, Dieter (2015), Sovereignty, Columbia University Press, New York.
Krasner, S. D. (1999), Sovereignty: Organized Hypocrisy, Princeton: Princeton University Press.
Walker, N., ed. (2003), Sovereignty in Transition. Essays in European Law, Portland: Hart Publishing.
Photo : Union européenne, 2018 | Source : Parlement européen – Service audiovisuel