Cecilia Rizcallah, Université Libre de Bruxelles; Emmanuelle Bribosia, Université Libre de Bruxelles; Isabelle Rorive, Université Libre de Bruxelles, et Louise Fromont, Université Libre de Bruxelles
Fin mars 2020, un peu plus d’un mois après l’émergence de la pandémie liée au Covid-19 en Europe, Jacques Delors, qui présida la Commission européenne de 1985 à 1995, sortait de sa réserve pour annoncer que « le manque de solidarité [faisait] courir un danger mortel à l’Union européenne ».
Ce type de mise en garde est loin d’être isolé. Ainsi, le 2 avril dernier, Mediapart titrait « Avec l’Italie, l’Europe a rendez-vous avec l’histoire », en considérant que l’Union européenne se retrouvait devant « une question de vie ou de mort ». De nombreux médias soulignent également que l’identité de l’UE se trouve à un tournant de son histoire face aux divisions sur la solidarité économique mais également aux atteintes à ses valeurs fondamentales.
Alors qu’avec le Brexit, on avait pu penser que l’Union avait été confrontée à sa plus grande crise existentielle, le Covid-19 paraît bel et bien avoir pris le relais en générant une polycrise dont on ne mesure encore guère l’ampleur. S’il est sans doute trop tôt pour évaluer les réponses de l’UE, il est édifiant de les mesurer à celles qu’elle a apportées dans deux précédentes « crises », celles des dettes souveraines et de l’État de droit.
Une crise accentuée par le poids des erreurs économiques et sociales passées
Tandis que la crise sanitaire provoquée par le Covid-19 bat son plein et qu’une grave crise économique et sociale s’annonce à l’horizon, plusieurs semaines auront été nécessaires pour que les États membres trouvent un accord sur les moyens à mettre en œuvre pour en atténuer les dégâts. Cet accord, dégagé par les ministres des Finances de la zone euro, réunis au sein de l’Eurogroupe, le 9 avril, a été approuvé par le Conseil européen du 23 avril, et les modalités précisées lors de la réunion de l’Eurogroupe du 15 mai.
Le texte prévoit un plan d’action en trois volets qui devrait être opérationnel pour le 1er juin. Un premier volet concerne les travailleurs (le « soutien temporaire pour atténuer les risques de chômage en situation d’urgence » ou SURE). Le deuxième volet a pour but de venir en aide aux entreprises (le Fonds de garantie paneuropéen). Enfin, un dernier volet est destiné à fournir une assistance aux États membres (via le Mécanisme européen de stabilité pour les États membres de la zone euro et via le Mécanisme de soutien financier à moyen terme des balances de paiements pour les États non membres de la zone euro). Ces trois volets permettront de mobiliser 540 milliards d’euros et s’ajoutent aux nombreuses mesures adoptées ces dernières semaines par les institutions européennes, en particulier par la Commission (comme l’activation de la clause dérogatoire du Pacte de stabilité et de croissance ou l’adaptation du régime des aides d’État) et par la Banque centrale européenne (comme le Programme temporaire d’achats d’urgence). Ces différentes mesures devraient être complétées par un Fonds de relance temporaire en vue d’aider les États à moderniser leur économie, en particulier en favorisant leur transition vers une économie verte et digitale. La Commission a dévoilé son ambitieuse proposition le mercredi 27 mai.
Outre le débat légitime autour du caractère approprié et suffisant des solutions retenues, la gestion actuelle de la crise du Covid-19 appelle trois réflexions plus fondamentales autour du fonctionnement de l’Union économique et monétaire.
Premièrement, la crise du Covid-19 relève de la responsabilité collective de l’Union et de ses États membres. Il y a plus de dix ans, une crise initialement provoquée par un secteur bancaire et financier sous-régulé et avide de profits était ingénieusement présentée comme résultant du laxisme budgétaire de certains États membres, les « mauvais élèves », tels que la Grèce. C’est leur prétendu laxisme qui aurait mis en péril toute la zone euro. Certaines responsabilités ont été minimisées, comme le déséquilibre provoqué par les excédents commerciaux de l’Allemagne. Cette situation a conduit à stigmatiser ces pays en difficulté et à faire peser sur leur population les coûts de dysfonctionnements communs.
La Grèce, l’Espagne ou encore l’Italie ont ainsi été contraintes de mener des politiques d’austérité et de dévaluation interne drastiques. C’est dans ce contexte que ces pays ont dû réformer leur système de soins de santé, diminuant leur qualité et leur accessibilité. En effet, dans cette approche où l’être humain est totalement absent, les soins de santé sont analysés comme des variables d’ajustement budgétaire. On comprend l’indignation récente de l’Italie lorsque certains États membres, comme les Pays-Bas, ont sous-entendu qu’elle était seule responsable des difficultés éprouvées par son système de soins de santé. Aucun État membre ne devrait assumer seul les conséquences de décisions pourtant prises en commun. L’Euro n’est pas uniquement un projet monétaire. C’est avant tout un projet politique, qui exige une solidarité forte.
Deuxièmement, il est temps que les « dogmes » fondateurs de l’Union économique et monétaire soient remis en question. Par exemple, les traités européens et le Pacte de stabilité et de croissance exigent des États membres un déficit public inférieur à 3 % de leur PIB et un endettement public inférieur à 60 % du PIB. Or la crédibilité scientifique de ces pourcentages a toujours fait débat et est fortement remise en cause aujourd’hui (par exemple, ici).
Les politiques de dévaluation interne et d’assainissement des finances publiques sont une autre illustration de l’absence de renouveau. Mises en avant par l’Union européenne pour sortir de la crise des dettes souveraines, ces politiques sont présentées par l’UE comme un véritable succès, bien qu’elles aient durablement affecté les droits des citoyens européens, accentué les inégalités et entravé la reprise. Même le Fonds monétaire international les dénonce ! Comment comprendre, dans ces circonstances, que l’Union persiste à apporter le même type de réponses aujourd’hui ?
Troisièmement, la question de la protection des droits fondamentaux des citoyens européens, notamment leurs droits économiques et sociaux, est, à l’instar de la précédente crise, complètement éludée du débat. L’accord du 9 avril s’intéresse aux travailleurs, aux entreprises et aux États en vue de relancer la croissance, mais l’Union se concentre démesurément sur les indicateurs liés notamment au PIB ou au taux d’emploi. Elle marginalise ainsi les questions qui touchent à la dignité humaine, aux droits fondamentaux, aux inégalités et au bien-être des citoyens. Les crises permettraient une « mise au frigo » de ces questions pourtant essentielles. Que l’on se rassure, cette situation ne serait que temporaire, justifiée par l’urgence et la gravité de la situation que nos responsables politiques ont eux-mêmes contribué à créer. Pourtant, c’est précisément en période de crise que les droits fondamentaux devraient être mis au centre du débat et protégés avec vigilance pour éviter des atteintes qui soient irréversibles.
Un prétexte pour démanteler plus avant un État de droit déjà moribond
En coulisses de la gestion sanitaire et économique de la crise, d’autres fondamentaux de l’Union européenne continuent également de s’écrouler.
Depuis le 30 mars dernier, l’Union comprend en son sein une dictature, lit-on dans la presse. C’est en effet à cette date qu’a été votée la « loi coronavirus » en Hongrie. Cette loi accorde au gouvernement de Victor Orban, le pouvoir de gouverner par décret dans tous les domaines, sans intervention du Parlement, et ce sans limitation dans le temps. Si cette habilitation substantiellement et temporellement illimitée peut être « retirée » par le Parlement, il est peu probable que celui-ci se positionne en ce sens étant donné que les deux tiers des sièges sont détenus par le parti au pouvoir (le Fidesz) et ses alliés.
La loi coronavirus suspend également toutes les élections durant la période de l’état d’urgence, avec pour conséquence que l’écrasante majorité obtenue par le Fidesz restera en place aussi longtemps que la fin de l’état d’urgence n’est pas déclarée… par le gouvernement de Victor Orban. Ce dernier a néanmoins assuré vouloir mettre un terme à l’état d’urgence dans un futur proche. Reste à voir si cet engagement sera traduit dans les faits.
Outre l’octroi des pleins pouvoirs à l’exécutif, cette loi prévoit également un renforcement des restrictions posées aux libertés d’expression et de la presse : toute personne qui diffuserait des informations considérées comme « mensongères » et « mettant en péril les efforts réalisés pour combattre l’épidémie » pourrait être condamnée à une peine allant jusqu’à cinq ans de prison. Un médecin qui pousserait un cri d’alarme concernant l’effondrement du système de santé hongrois pourrait-il être visé par une telle incrimination ? Sans doute.
En Pologne, la Diète – contrôlée par le parti Droit et Justice (PiS) – avait quant à elle approuvé un projet de loi qui autorise le maintien, en mai, des élections présidentielles et son organisation par voie postale. Confinement oblige, ces élections se seraient tenues sans mise en débat des différents programmes politiques et en l’absence de campagnes politiques. C’est in extremis, le 6 mai dernier, que celles-ci furent reportées.
Read more:
L’ombre de la Seconde Guerre mondiale sur l’élection présidentielle polonaise
Certes, d’autres États membres de l’UE ont maintenu l’organisation d’élections à la veille du confinement. D’autres États membres ont également enclenché des mesures d’état d’urgence limitant le pouvoir des assemblées élues et restreignant les droits et libertés des citoyens. Si ces mesures appellent une extrême vigilance, les garanties que présentent les ordres juridiques de ces États permettent au débat public de se nouer et aux critiques d’être formulées sans mettre en cause les fondamentaux de l’État de droit. À l’inverse, les mesures actuellement entreprises en Pologne et en Hongrie peuvent être qualifiées d’emblée d’inacceptables.
C’est que ces États n’offrent plus les garanties minimales de l’État de droit, qui devraient – en particulier en temps de crise – constituer un bouclier pour les droits et libertés des individus. Pour mesurer la gravité de la situation de ces États, il faut en effet avoir égard au contexte. Si l’épidémie du Covid-19 est une aubaine pour les « dictateurs en devenir », elle est loin d’être la cause de la tentation autocratique actuellement à l’œuvre au sein de l’Union.
Les dérives dans ces deux États membres ne datent en effet pas d’hier. Les attaques frontales contre les exigences démocratiques et de l’État de droit y sont légion : progressive mise sous tutelle du pouvoir judiciaire ; prise de contrôle des médias et des universités ; assauts contre les organisations non gouvernementales ; sans parler des violations répétées des droits fondamentaux des migrants en contradiction avec le droit international et européen.
Dans ce contexte, force est de constater la grande apathie de l’Union. Pourtant fondée sur le respect par l’ensemble des États membres de valeurs démocratiques, de l’État de droit et des droits fondamentaux (article 2 TUE), l’UE a échoué à défendre ses valeurs menacées par ces tournants autocratiques. Ce n’est pourtant pas faute d’y avoir été invitée. Les innombrables appels de la société civile sont restés vains. Certes, l’activation du mécanisme prévu à l’article 7.1. du Traité sur l’Union européenne qui permet de faire constater, par le Conseil, l’existence d’un risque clair de violation grave des valeurs fondatrices de l’Union a été finalement initiée par la Commission à l’encontre de la Pologne et par le Parlement européen à l’encontre de la Hongrie. Mais le Conseil n’a toujours pas constaté l’existence d’un tel risque. Il a, du reste, suspendu la poursuite de ces procédures jusqu’à la fin de la crise liée au Covid-19. Nul ne peut aujourd’hui nier que ces réactions timorées se révèlent trop tardives pour endiguer des dérives autocratiques déjà profondément enracinées et irradiées.
L’UE et ses États membres n’étaient pourtant pas désarmés face à ces menaces. Sur la base du droit en vigueur, une conditionnalité au respect des valeurs fondatrices de l’Union pour bénéficier des fonds européens aurait ainsi pu être mise en place, d’autant que la Hongrie et la Pologne en sont de grands bénéficiaires. La législation européenne relative aux fonds structurels dispose en effet que les opérations soutenues par les Fonds européens doivent être « conformes à la législation applicable de l’Union ». Dès lors que certains États membres ne respectent plus les valeurs fondatrices de l’Union contenues à l’article 2 du TUE, la Commission aurait pu, de l’avis de nombreux experts, s’appuyer sur cette disposition afin de suspendre l’allocation de fonds au profit de ces États membres. Quitte à renforcer alors le soutien européen directement reversé à certaines entreprises et associations sur place, sans passer par un gouvernement qui ne présente plus la probité nécessaire pour ce faire.
L’inaction de l’Union et des autres États membres a ainsi permis aux pouvoirs en place de transformer la gouvernance et l’administration de ces États en véritables autocraties illibérales – et ce, en partie grâce au soutien financier européen.
Le 15 avril dernier, une lettre ouverte intitulée « The EU must not sit idly by while a Member State’s democracy is in jeopardy », initiée par l’organisation Transparency International EU, et signée par 30 parlementaires et 50 journalistes, académiques et organisations de la société civile, a été adressée aux présidents de la Commission et du Conseil européen. Cette lettre souligne l’urgence pour l’Union d’« adopter des actions rapides et décisives pour faire face aux menaces contre l’État de droit exercées sous le couvert des pouvoirs d’exception et des mesures d’urgence ».
L’heure de vérité
Alors que les réunions du Conseil européen par visioconférence se succèdent et qu’un embryon de coordination semble émerger, il devient crucial pour l’Union européenne de démontrer sa valeur ajoutée afin d’être en mesure d’enrayer les vagues d’euroscepticisme générées par le manque de solidarité face à la crise sanitaire, économique et sociale liée à la pandémie du Covid-19.
Cette crise est sans précédent et les réponses que l’Union européenne y apportera laisseront des traces sur la viabilité du projet européen. Afin que les valeurs sur lesquelles l’Union est fondée ne restent pas vides de sens, des voies créatives, démocratiques et solidaires de sortie de crise doivent être imaginées pour éviter les ornières du passé.
Cecilia Rizcallah, Chercheuse en droit européen et en droits de l’homme au Fonds national de la recherche scientifique belge, Université Saint-Louis – Bruxelles et Université Libre de Bruxelles, Université Libre de Bruxelles; Emmanuelle Bribosia, Professeure à La Faculté de Droit et de Criminologie de l’ULB et Vice-Présidente de l’Institut d’Etudes européennes, Université Libre de Bruxelles; Isabelle Rorive, Professeure à La Faculté de Droit et de Criminologie de l’ULB et Présidente du Centre Perelman de philosophie du droit, Université Libre de Bruxelles, and Louise Fromont, Chercheuse au sein du Centre Perelman de philosophie du droit de la Faculté de droit et de criminologie, Université Libre de Bruxelles. Elles sont aussi affiliées à l’Institut d’études européennes.
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.
Photo: Devant le bâtiment de la Commission européenne à Bruxelles, le 28 mai 2020. Kenzo Tribouillard / AFP