Anissa Djelassi portraitAnissa Djelassi est assistante de recherche et de coordination au Centre de droit européen de l’Université libre de Bruxelles.

 

 

Romain Mertens est assistant en droit constitutionnel et doctorant à l’Université de Namur.


Déclarations publiques discriminatoires : la Cour de justice étend la protection contre les discriminations dans l’emploi

Commentaire de l’arrêt N.H. c. Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI – Rete Lenford (GC) du 23 avril 2020 (C-507/18)

Le 23 avril dernier, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en Grande chambre, a prononcé un important arrêt relatif à la lutte contre les discriminations en matière d’emploi. Dans cette affaire, une association de défense des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans* et intersexes (ci-après « LGBTI ») formulait une demande de réparation contre une personne ayant tenu des propos discriminatoires à l’égard des personnes homosexuelles, lors d’une émission de divertissement diffusée à la radio. Nous revenons brièvement sur les faits de l’affaire, avant d’exposer le raisonnement de la Cour et de souligner, en guise de conclusion, les éléments essentiels à retenir.

Rétroactes : de Rome à Luxembourg

L’origine de l’affaire se trouve dans un entretien que N.H., un avocat italien, accorde à une émission de radio. Il y déclare qu’il refuserait catégoriquement de recruter et de collaborer avec des personnes homosexuelles au sein de son cabinet. Aucune procédure de recrutement n’est en cours au moment de l’émission. À l’issue de cette intervention, l’émission demeure accessible en ligne.

En réaction à ces propos, l’Associazione Avvocatura per i Diritti LGBTI – Rete Lenford (ci-après « l’association »), une association d’avocats, dont l’objet social consiste entre autres à promouvoir les droits des personnes LGBTI devant la justice, introduit une action en réparation contre N.H. devant le tribunal de Bergame. Ce dernier estime que les déclarations de N.H. sont constitutives d’une discrimination directe fondée sur l’orientation sexuelle. En conséquence, N.H. est condamné à verser à l’association 10.000€, à titre de réparation du préjudice, et le tribunal ordonne la publication partielle de la décision dans un journal.

Suite à un appel infructueux, N.H. se pourvoit en cassation. La Cour de cassation italienne décide de surseoir à statuer afin de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne relatives à l’interprétation de la directive 2000/78 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

Dans sa première question, elle s’interroge sur la qualité à agir de l’association, au sens de l’article 9, § 2, de la directive 2000/78, dans la mesure où aucune victime n’est identifiable et où son objet principal est la défense en justice des personnes LGBTI. Dans sa seconde question, elle se demande si elle doit considérer les déclarations de N.H. se rapportant à l’emploi comme la manifestation d’une opinion protégée par la liberté d’expression ou, à l’inverse, comme relevant du champ d’application matériel de la directive 2000/78 (article 3, § 1, a)), alors que le cabinet d’avocats de N.H. n’avait pas publié d’offre d’emploi.

Des opinions exprimées publiquement à l’encontre des homosexuels entrent-elles dans le champ de la directive 2000/78 en l’absence d’une procédure de recrutement ?

La Cour de justice répond d’abord à la seconde question, en insistant sur le fait que la question posée n’est pas de déterminer si les propos tenus sont discriminatoires (ils le sont, puisqu’une personne homosexuelle postulant auprès du cabinet d’avocats de N.H. sera traitée moins favorablement sur la base de son orientation sexuelle), mais bien de déterminer s’ils entrent dans le champ d’application de la directive 2000/78.

Peut-on assimiler des déclarations tenues dans une émission de radio à des « conditions d’accès à l’emploi ou au travail », au sens de la directive 2000/78 ? Si la Cour rappelle les principes d’interprétation autonome et uniforme du droit de l’Union et d’interprétation de ces termes selon leur sens courant (§§ 31-32), elle constate que cela n’est pas suffisant pour répondre à la question.

Dès lors, elle inscrit la directive dans son contexte, en la mettant en rapport avec ses considérants et avec le droit primaire de l’Union européenne. Compte tenu de l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux (qui exprime le principe général de non-discrimination), de l’article 19 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et du fait que la directive vise à établir un cadre général contre les discriminations dans l’emploi, la Cour déduit qu’une interprétation restrictive ne peut être retenue (§§ 35-39).

Elle rapproche ensuite les faits de l’affaire de ceux de l’arrêt Asociaţia Accept, rendu le 25 avril 2013. La Cour y avait jugé que les propos publics de l’actionnaire d’un club de football, selon lesquels il ne voulait pas de joueur homosexuel dans l’équipe, étaient constitutifs d’une discrimination, même si le recrutement ne se basait pas sur une procédure ouverte et en dépit du fait que la personne ayant prononcé les propos litigieux n’était pas juridiquement l’employeur. À cet égard, « la perception du public ou des milieux concernés » est un élément à prendre en compte, tout comme la distanciation de l’employeur avec de telles déclarations.

En prolongeant quelque peu le raisonnement, la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire qu’une procédure de recrutement soit en cours, pour autant que les déclarations « puissent être effectivement rattachées à la politique de recrutement d’un employeur donné, ce qui impose que le lien qu’elles présentent avec les conditions d’accès à l’emploi ou au travail auprès de cet employeur ne soit pas hypothétique » (§ 43).

Afin d’apprécier ce lien, l’avocate générale Eleanor Sharpston met en lumière un faisceau d’indices, approuvés par la Cour. En premier lieu, il doit découler du « statut de  l’auteur » des propos et de sa qualité qu’il est soit employeur, soit capable d’exercer une influence sur les décisions d’embauche. En deuxième lieu, les propos litigieux doivent établir l’intention de discriminer. En troisième lieu, il faut tenir compte du caractère public ou privé des déclarations et de leur éventuelle diffusion dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Sur la base de ces indications, il reviendra à la juridiction italienne d’estimer si le lien entre les déclarations tenues et l’accès au travail n’est pas hypothétique.

À notre estime, le faisceau d’indices est présent in casu. En effet, N.H. est associé au sein de son cabinet d’avocats. Il a donc, par ce statut, voix au chapitre dans la sélection des candidats, et peut influencer la politique d’embauche. En outre, le caractère explicite de ses déclarations montre à suffisance l’intention de discriminer les candidats (perçus comme) homosexuels. Enfin, la publicité des propos ne pose pas de question : à l’ère du numérique et à une heure de grande écoute, les paroles ne s’envolent plus aussi aisément que jadis.

La Cour clôt sa réponse en évacuant le potentiel conflit de droit entre le droit à la non-discrimination tel qu’issu de la directive et la liberté d’expression, garantie par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux. Selon la Cour, cette liberté n’est pas absolue et peut être limitée pour protéger les droits d’autrui, comme c’est le cas en l’occurrence. La limitation est prévue par la loi, puisqu’elle repose sur la directive 2000/78. Quant au critère de proportionnalité, la Cour le juge respecté, en ce que seules les déclarations qui concernent la discrimination dans l’emploi sont visées. De surcroît, cette restriction est nécessaire, sans quoi « l’essence même de la protection accordée par ladite directive en matière d’emploi et de travail (…) pourrait devenir illusoire » (§ 54).

Une association de défense peut-elle intenter une action en réparation pour discrimination à défaut de victime identifiable ?

 Après avoir répondu par l’affirmative à la seconde question préjudicielle, la Cour s’attaque à la première question : l’association peut-elle intenter une action en réparation, en ce compris lorsqu’aucune personne lésée n’est identifiable, alors que son objet principal n’est pas de représenter la collectivité concernée ?

L’article 9, § 2, de la directive 2000/78 prévoit que les associations sont en mesure d’introduire un recours en justice « pour le compte ou à l’appui d’un plaignant, avec son approbation » lorsqu’elles ont un intérêt à veiller à la bonne application de la directive. La directive reste cependant muette quant à la possibilité, admise par le droit italien, qu’une association non représentative d’intérêts collectifs engage une action, à défaut de victime identifiée.

La Cour rattache le droit italien à l’article 8, § 1, de la directive et à son considérant 28, en vertu desquels les États membres « peuvent adopter ou maintenir des dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans cette directive » (§§ 62-63), le droit de l’Union n’étant que le plus grand dénominateur commun. Autrement dit, la directive ne s’oppose donc pas à ce que l’Italie dispose d’un arsenal juridique dépassant la protection prévue par le droit de l’Union. L’objectif de la directive est de fournir un cadre légal en matière de lutte contre les discriminations ; il est d’autant plus atteint lorsque les États membres renforcent ce cadre. Cela contribue également à assurer l’effectivité du droit européen.

Tout comme dans son arrêt Asociaţia Accept, la Cour rappelle que l’Italie doit établir les conditions que l’association doit remplir afin d’ester en justice au nom d’une communauté discriminée. En particulier, l’État italien doit déterminer si le but de lucre d’une association a une incidence ou non sur sa qualité à agir en justice et si une telle association peut réclamer des dommages et intérêts ou d’autres sanctions, pour autant qu’elles demeurent  « effectives, proportionnées et dissuasives » (§ 64).

Précisons enfin que N.H. arguait que l’association n’avait pas qualité pour agir contre lui, car l’ensemble de son personnel ne fait pas partie de la communauté LGBTI. Cet argument a été réfuté par l’avocate générale en ces termes : « on n’exige pas d’une association (…) qui se consacre à la protection des oiseaux (…) que tous ses membres aient des ailes, des becs et des plumes » (§ 99).

En guise de conclusion : le droit européen de la non-discrimination au service d’un marché de l’emploi aux multiples couleurs

Cet arrêt vient renforcer la position de la Cour en matière d’égalité et de non-discrimination au travail. La teneur de son raisonnement laisse penser qu’il marquera durablement sa ligne jurisprudentielle.

Dans son arrêt Feryn de 2008, la Cour avait jugé que les déclarations publiques d’un directeur de société, selon lesquelles son entreprise – en pleine phase de recrutement – ne pouvait embaucher d’« allochtones » en raison des réticences des clients à leur donner accès à leur domicile, constituaient une discrimination directe prohibée par la directive 2000/43 relative à l’égalité de traitement sans distinction de race ou d’origine ethnique (§ 28), et ce indépendamment du fait qu’aucune victime ne puisse être identifiée. Contrairement à la Cour, l’avocate générale évoque cet arrêt à de multiples reprises dans ses conclusions (§ 44, § 57, § 84 et § 108). Cet arrêt n’est en effet pas dénué de pertinence, eu égard à la proximité des faits des deux affaires (seuls le contexte de recrutement de l’entreprise et le motif de discrimination diffèrent). Bien que l’arrêt Feryn ait déjà plusieurs années derrière lui, il apporte un éclairage supplémentaire relatif à la charge de la preuve en cas de discrimination. La Cour estime que des propos de cette nature créent une présomption selon laquelle la politique de recrutement de l’entreprise est discriminatoire, que l’employeur peut renverser en démontrant que « la pratique réelle d’embauche de l’entreprise ne correspond pas à ces déclarations » (§ 34).

En 2013, la Cour a prononcé l’arrêt Asociaţia Accept, déjà mentionné supra, qui étend les enseignements de l’arrêt Feryn, en ce que l’actionnaire ayant tenu les propos litigieux n’était pas l’employeur du club de football mais était perçu comme tel dans la société. Cette dernière a pu raisonnablement penser que le recrutement d’un joueur présumé homosexuel a été mis en échec en raison des déclarations de l’actionnaire.

Avec ce nouvel arrêt, la Cour va encore plus loin en affirmant que de telles déclarations sont discriminatoires et peuvent faire l’objet d’une demande en réparation par une association, y compris dans l’hypothèse où aucune victime n’est identifiable et où il n’existe aucune de procédure de recrutement en cours.

Par cette décision, la Cour fait pleinement sien le principe d’effectivité du droit, en renforçant sa dimension horizontale, afin qu’il ne reste pas inopérant. C’est ce même principe qui permet de conclure à la non-violation de la liberté d’expression. De surcroît, cet arrêt est susceptible d’avoir un impact significatif dans tous les États membres de l’Union, car son raisonnement peut être étendu à tous les autres motifs de discrimination prohibés par les directives anti-discrimination. La Cour contribue ainsi à ce que le droit de l’Union ait une réelle incidence sur la vie et l’épanouissement socio-professionnel des travailleurs de l’Union européenne, conformément à la raison d’être et aux objectifs des traités fondateurs et de la législation anti-discrimination.


Photo by Jordan McDonald on Unsplash

Les termes utilisés (tels que « travailleurs » ou « avocats ») sont entendus dans leur sens épicène, de sorte qu’ils visent toutes les personnes sans distinction (d’identité) de genre.