En mai 2019, plus de femmes que jamais sont entrées au Parlement européen, représentant à présent 40,4% des députés élus : soit une hausse de 4 points par rapport à la législature 2014-2019. L’augmentation de la représentation des femmes dans les instances démocratiques à travers l’Europe est un élément essentiel pour garantir une mise en œuvre uniforme de l’intégration de la dimension de genre dans toutes les politiques de l’UE.
Mais pourquoi la représentation des genres est-elle importante? Les femmes représentent-elles les femmes? Le nombre de femmes siégeant au Parlement peut-il avoir un impact sur l’égalité des sexes dans les politiques? Telles sont les questions que j’ai examinées lors de mes recherches pour mon master de mémoire intitulé: «Women’s descriptive and substantive representation in the European Parliament. A journey into gender-mainstreaming and the MFF».
Le Parlement européen est un cas intéressant pour examiner la représentation des femmes dans la politique européenne, car il a une longue histoire de volonté de promouvoir l’égalité des sexes.
Des chiffres aux actes: ce que la littérature scientifique nous dit
Les chercheurs ont reconnu qu’un manque de représentation des femmes en politique peut compromettre la promotion de l’égalité des sexes dans les politiques publiques et peut entraîner « la transformation des relations de pouvoir inégales et injustes » dans la prise de décision.
Atteindre l’égalité des sexes et la parité au sein des institutions est donc devenu le sujet de nombreux débats afin de trouver des solutions pour surmonter les barrières culturelles, socio-économiques et structurelles.
Le débat actuel dans la littérature et en politique a évolué vers la question de savoir si nous devrions ou non nous concentrer sur le nombre de femmes élues ou nommées, ou si la question de l’égalité des sexes dépasse les chiffres et qui fait quoi au Parlement.
La recherche féministe et en science politique qui se penchent ces questions est divisée entre deux perspectives opposées de la représentation des femmes. La politologue et spécialiste des études de genre, Joni Lovenduski nomme ces termes comme « equity feminism » et « difference feminism ». Le premier se concentre sur « le droit des femmes à faire de la politique dans les mêmes conditions et en nombre que les hommes », tandis que le second s’appuie davantage sur l’idée que les femmes ont un ensemble spécifique de caractéristiques, d’expériences et d’intérêts qui en font les seuls capables de représenter les femmes.
Ces deux courants de pensée correspondent également à deux outils qui ont été mis en place pour mesurer l’impact de l’augmentation du nombre de femmes dans les assemblées: la masse critique (equity) et la politique de présence (difference).
Deux théories, deux sources de débat
La théorie de la masse critique se concentre sur l’idée de la clef est d’avoir un nombre suffisant (i.e. un nombre critique, de 30%) de femmes pour s’assurer qu’une transformation en terme de résultats politiques.
“[it] links women’s descriptive representation to policy change through the linchpin of a threshold number which, once surpassed, has a transformative impact upon legislatures and serves to produce policy change.” — Beckwith, 2007
L’Union européenne s’est en effet engagée depuis le milieu des années 90 à mettre en œuvre ce seuil de masse critique de représentation des femmes dans ses institutions en ratifiant le programme d’action de Pékin. Le chemin a été long pour le Parlement européen, qui n’a dépassé cette représentation de 30% de femmes députées européennes qu’en 2009.
De plus, il ne faut pas se réjouir trop vite, car une représentation égalitaire des femmes et des hommes dans les postes de pouvoir du Parlement européen (vice-présidents et commission présidents) n’a été atteint que lors de la 9e législature.
Cette barre des 30% a été largement utilisée par les militants et les lobbyistes pour faire avancer l’idée d’une plus grande parité dans les parlements. Cette masse critique est légitimée comme une réponse au principe d’égalité, et pour l’égalité des droits entre les citoyens. Il est toujours utilisé et répandu à travers le monde et a été reconnu comme ayant produit des changements dans des pays comme l’Afrique du Sud. Cependant, il n’y a toujours aucune preuve d’un impact plus important de la masse critique sur les politiques publiques.
D’autres chercheurs soutiennent que cette théorie est en fait assez faible pour expliquer une transposition de la représentation descriptive en représentation substantielle et qu’aucun changement automatique ne peut être attendu.
Lovenduski a également fait valoir que le fait de s’appuyer sur une masse critique et sur la simple présence de femmes dans les institutions pour être un déterminant du changement, signifie faire pression sur les femmes pour qu’elles apportent et aussi rapidement que possible ces changements. Cela comporte également le risque d’être accusées de ne pas avoir rempli leur mission et ce que l’on attendait d’elles. Les femmes devraient-elles assumer seules la responsabilité d’assurer une plus grande égalité des sexes dans la législation?
D’un point de vue opposé, il est également fait valoir que la masse critique est la clef de la représentation des femmes car elle est une étape nécessaire dans la création d’une transformation, qui est nécessaire pour que la représentation substantielle soit réalisée. En fin de compte, il est aussi important d’examiner les chiffres que de considérer les autres facteurs.
D’autre part, la littérature sur la politique de présence indique que la raison la plus importante pour promouvoir l’inclusion des femmes en tant que membres du Parlement est que les femmes doivent être présentes afin de « parler au nom d’autres femmes dans les domaines politiques où elles ont une expérience différente et intérêts différents des hommes en tant que groupe ».
La politique de présence va au-delà des chiffres et peut être considérée comme contraire à la masse critique en faisant valoir qu’il y a plus que des chiffres à la représentation substantielle des femmes en politique. Cette perspective résonne dans le monde politique car c’est ainsi que les Nations Unies (ONU) reconnaissent l’importance des femmes en politique et décrivent leur absence comme telle :
les nations qui excluent les femmes de la prise de décision ou se contentent du faible niveau de participation des femmes ne se privent pas seulement imprudemment et inutilement d’un riche réservoir de talents, d’expérience et de sagesse, elles manquent également l’approche qualitativement différente que les femmes apportent au processus décisionnel. — Nations Unies
La théorie de la présence est très développée et utilisée dans la littérature, mais nous voyons peu de tests de son applicabilité et de ses résultats empiriques. Le principal argument à opposer à cette théorie repose sur son essentialisme. Les femmes ne peuvent pas être considérées comme un groupe homogène : les femmes ne sont pas seulement des femmes.
Pourquoi la représentation des femmes est-elle importante au Parlement européen?
Un peu plus de vingt ans après ce premier engagement, nous pouvons à présent voir que l’Union européenne a peu progressé en termes d’intégration de la dimension de genre puisqu’elle n’a pas été incitée à le faire correctement. L’une des raisons principales réside dans la difficulté de ce processus. En effet, la plupart des publications se sont penchées sur l’intégration de la dimension de genre comme variable dépendante : comment les institutions ont-elles mis en œuvre une approche sensible au genre dans leurs résultats politiques ? Le défi de l’intégration de la dimension de genre consiste à aborder l’égalité des sexes sur le long terme. La distance entre la mise en place de ces politiques et les débouchés et réalisation de leurs objectifs peut rendre difficile pour les décideurs politiques de prévoir de tels résultats.
Alors que la politique de présence fournit la base pour théoriser les différences de genre et la représentation politique, la masse critique est un signe descriptif du nombre minimum de femmes nécessaires pour créer une différence substantielle dans la prise de décision.
Les théoriciens de la démocratie plaident pour la représentation des femmes dans les parlements dans la même proportion que leur présence dans la population. Il s’agit d’une réaction à des décennies de représentation au cours desquelles de grands groupes de minorités ou une partie de la population ont été exclus du processus décisionnel.
L’un des arguments les plus puissants en faveur d’une plus grande représentation et d’une féminisation de la politique est probablement basé sur la justice.
La sous-représentation des femmes est injuste à tous les niveaux en démocratie. Il est injuste de la part des hommes de monopoliser le pouvoir, en particulier dans les démocraties modernes. Aucun argument basé sur la justice ne peut défendre la situation actuelle en terme de représentation. Il existe cependant bien un argument de la justice pour la parité entre les femmes et les hommes.
La voie à suivre pour contester la sous-représentation des femmes au Parlement européen est un travail en cours mais il reste beaucoup à faire.
COMMISSION | MEMBRES (y compris membres suppléants) | NB DE FEMMES | % DE FEMMES |
AFET | 140 | 35 | 25% |
DEVE | 51 | 27 | 53% |
INTA | 83 | 27 | 32% |
BUDG | 78 | 17 | 22% |
CONT | 53 | 16 | 30% |
ECON | 110 | 34 | 30% |
EMPL | 105 | 70 | 66% |
ENVI | 156 | 76 | 49% |
ITRE | 150 | 56 | 37% |
IMCO | 90 | 41 | 45% |
TRAN | 97 | 38 | 39% |
REGI | 82 | 35 | 43% |
AGRI | 93 | 36 | 39% |
PECH | 54 | 22 | 41% |
CULT | 58 | 25 | 43% |
JURI | 48 | 15 | 31% |
LIBE | 133 | 58 | 44% |
AFCO | 55 | 11 | 20% |
FEMM | 62 | 55 | 89% |
PETI | 60 | 22 | 37% |
En mars 2020, la composition des commissions parlementaires est telle que représentée dans le tableau ci-dessus : trois commissions n’atteignent toujours pas le niveau de masse critique fixé par la plate-forme d’action de Pékin à 30% (AFET, BUDG, AFCO); quatre commissions sont à peine au niveau ou un peu au-dessus (INTA, CONT, ECON, JURI). La parité est presque ‘parfaite’ dans trois commissions (DEVE, ENVI, IMCO) et les femmes sont surreprésentées dans deux commissions (EMPL et FEMM).
Cette répartition est également le reflet de la division du travail entre les hommes et les femmes : les femmes sont surreprésentées dans les domaines de politique ‘soft’ (à savoir la santé, la culture, l’éducation et la protection sociale), et les hommes dans les domaines de politique plus ‘prestigieux’ (à savoir l’économie, finances, défense, affaires humaines et affaires étrangères).
Dans une résolution adoptée le 15 janvier 2019, le Parlement européen reconnaît ce manque de représentativité en son sein en déclarant : « alors que la population de l’Union européenne est composée pour moitié de femmes et pour moitié d’hommes, mais la composition du Parlement européen reflète une forte sous-représentation féminine, seuls 36,1% des députés sont des femmes ».
À mesure que les compétences de l’UE se sont élargies, il est intéressant de se pencher spécifiquement sur le cas Parlement européen comme un lieu de décision. Il existe une composante démocratique dans les politiques européennes d’intégration de la dimension de genre : il ne s’agit pas seulement d’inclure la dimension de genre dans les politiques, mais aussi de représentativité. Assurer la représentativité directe des citoyens de l’UE est la tâche du Parlement européen.
Celui-ci est le seul organe directement élu, le Parlement est la voix de ceux qui les ont élus. Placer des défenseurs de l’égalité entre les femmes et les hommes au Parlement européen est un moyen de contester le discours bureaucratique et technocratique autour duquel les institutions de l’UE ont été construites, en tant qu’institutionnalisation de la domination masculine en politique.
Faire la différence: être féministe ou ne pas l’être?
Dans la littérature existante sur la politique de présence, nous voyons que les femmes élues ont tendance à s’occuper davantage des questions liées aux femmes. On trouve différents exemples dans les cas nationaux en Europe : au Royaume-Uni dans les années 1990, ce sont les femmes parlementaires qui ont ouvert la voie et se sont battues pour le congé parental ou l’égalité de rémunération.
Nous pouvons également plaider pour le contraire : les hommes sont de pauvres alliés et défenseurs des questions liées aux femmes. Un exemple actuel d’un tel argument est l’administration actuelle de Donald Trump introduisant de nouvelles règles pour compromettre les ressources et les libertés des femmes telles que la « Global Gag Rule » supprimant les fonds de l’État au planning familial.
Dans un autre exemple récent, les mesures d’austérité mises en œuvre en Europe par des chefs d’État et de gouvernement masculins ont eu un impact disproportionné sur les femmes.
Cependant, toutes les femmes ne sont pas féministes et ne souhaitent pas s’engager dans des questions liées aux femmes. Mais aussi, toutes les féministes ne sont pas des femmes. La question n’est pas seulement « quel différence les femmes députées peuvent-elles faire?c», Mais aussi « quelles différences attendons-nous d’elles ? ».
Si la question de savoir quelle différence les femmes feront n’est pas toujours justifiée, il est inévitable de comprendre les relations entre les sexes et les institutions sexospécifiques.
Pendant des décennies, les États et la gouvernance ont été « culturellement marqués comme masculins et fonctionnent largement comme une institutionnalisation du pouvoir des hommes » – Suzanne Franzway, Dianne Court et Raewyn Connell, 1989
Les hommes ont longtemps dominé, et continuent de dominer, à de nombreux niveaux de décision et de pouvoir, et l’Union européenne n’est rien de moins qu’une reproduction de ce système.
Cependant, nous pouvons également affirmer que l’UE n’a pas toujours incarné uniquement l’intérêt des hommes, car elle a fait une percée majeure dans la promotion des questions liées aux femmes. Cette opposition entre les deux permet de promouvoir les intérêts des femmes dans un temps et un contexte spécifiques.
Les femmes ont le pouvoir de favoriser le changement dans la hiérarchie institutionnelle et dans les résultats des politiques, tout comme les institutions par le biais de la socialisation poussent les femmes à devenir des politiciennes tout comme leurs homologues masculins en tendant à effacer les différences entre les sexes.
Le mémoire de master d’Oriana Henry est disponible en version complète ici.