Pieter Lagrou est professeur d’histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles et membre du Centre de Recherche Mondes Modernes et Contemporains
La fin de plusieurs époques
Le 24 février 2022, premier jour de l’invasion russe en Ukraine, est aussi une date qui signale la fin de plusieurs époques. C’est tout d’abord la fin d’une période de presque 77 ans de paix en Europe. Cette paix est certes relative. Elle signale la capacité qu’ont eue les grandes puissances de se livrer bataille dans d’autres théâtres de guerre que l’Europe. Elle ne vaut que si l’on équivaut la paix à l’absence de guerres conventionnelles de grande ampleur par lesquelles un pays souverain en envahit un autre, laissant de côté d’autres épisodes violents comme la guerre civile grecque, les guerres de l’ancienne Yougoslavie ou encore l’invasion de la Crimée de 2014. C’est aussi la fin d’une période à peine un peu plus courte de « dissuasion nucléaire » entendue comme l’idée que la possession de l’arme nucléaire empêche le déclenchement d’un conflit conventionnel en Europe.
Aujourd’hui, la dissuasion nucléaire dont dispose Vladimir Poutine lui permet justement de lancer une guerre conventionnelle à grande échelle sans risquer de riposte. Poutine vient de transgresser un tabou intact depuis 1945 en invoquant explicitement la menace nucléaire, pas qu’aucune puissance nucléaire n’ait franchi à ce jour. Aujourd’hui la Russie de Poutine ne fait peur pas parce que c’est une grande puissance, mais parce que c’est un État voyou, irresponsable. La Russie compte autant d’habitants que l’Allemagne et l’Italie réunis, chiffre en chute constante et rapide, mais elle a un PIB comparable à celui de l’Espagne, en dépit de ses exportations de pétrole et de gaz. Son aviation est quatre fois inférieure à celle de l’OTAN. Ses dépenses militaires sont comparables à celles du Royaume-Uni ou encore de l’Arabie Saoudite et s’élèvent à moins de 8% de celles des États-Unis. Elle dispose d’une armée dont les piètres performances depuis 14 jours ont révélé la mauvaise organisation, la mauvaise morale des troupes et la vétusté du matériel, le tout compensé uniquement par sa brutalité. Si l’armée russe fait peur aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’elle est forte, mais parce qu’elle est sans foi ni loi. À l’image d’un Ratko Mladic ou Bashar al-Assad, elle ne recule devant aucun crime contre la population civile. Le pire aujourd’hui, c’est que nous nous retrouvons dans une guerre asymétrique d’une nouvelle sorte. Ce n’est pas la contre-insurrection comme en Afghanistan où même l’armée la plus forte du monde a dû battre la retraite. C’est une guerre conventionnelle à l’ancienne. L’OTAN a tout à fait les moyens de stopper et détruire l’armée russe en Ukraine. Mais elle n’ose pas et abandonne la population ukrainienne à la boucherie.
Qu’est-ce qu’on a fait pour en arriver là ?
Où sont nos responsabilités, à nous européens, dans tout cela ? Le 24 février 2022 vient aussi clore une autre période, nettement plus courte, qui s’est ouverte avec la chute du mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’Union soviétique en 1991. La période qui courait de la fin de la Guerre froide au retour de la guerre en Europe aujourd’hui fut une fenêtre d’opportunités qui a créé de grandes attentes. On nous parlait de dividendes de la paix et de la renaissance de l’ONU. Qu’elle est amère, la déconvenue aujourd’hui. 1989 était censé mettre un terme à la période d’un monde bipolaire ouverte en 1945. C’était un moment de grande ouverture qui nous ramenait en quelque sorte à 1919. Le conflit était fini, une nouvelle Europe était à inventer. On fit à l’époque deux choix : celui de l’autodétermination, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et celui de la privatisation immédiate des économies étatisées par la « thérapie de choc ». En d’autres mots, le choix fut celui du nationalisme et du capitalisme. La démocratie, elle, suivrait mécaniquement, comme un simple effet collatéral. L’histoire récente nous apprend que nationalisme + capitalisme ne donnent pas la démocratie, mais Victor Orban, Andrej Babis et… Vladimir Poutine.
On a beaucoup glosé à l’occasion du centenaire sur les échecs de l’Europe de Versailles, mais force est de constater que cet ordre-là avait incorporé deux dimensions largement ignorées en 1989. Il y eut d’abord la question sociale, qui était inscrite au cœur même du Traité de Versailles, avec la création du Bureau international du Travail, l’égalité de traitement entre hommes et femmes ou encore la journée de huit heures de travail. Il y eut ensuite la question des minorités nationales et l’inscription de leurs droits à l’autonomie culturelle dans tous les traités. La dissolution de l’Union soviétique en 1991 a créé un ensemble de problèmes comparables à celles posées par la disparition de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire ottoman. Il s’est agi à chaque fois de la disparition d’architectures étatiques qui n’étaient certes pas des démocraties, mais qui permettaient de dissocier trois ordres des choses : la citoyenneté, la nationalité et la territorialité. Ceci leur permettait de gérer la question des minorités nationales, ou mieux, la simple diversité nationale, de façons que l’État Nation ne permet pas. Les cas du Haut-Karabagh, de l’Ossétie du Sud, de la Transnistrie, de la Crimée (qui a rejoint la République soviétique d’Ukraine en 1954), la situation des russophones du Kazakhstan ou de Lettonie suffisent pour l’illustrer.
Cet article est republié à partir de La Libre. Lire l’article original.
Il a été présenté par Pieter Lagrou lors de la conférence « Décoder le conflit en Ukraine », organisée par la Faculté de Philosophie et Sciences sociales de l’ULB, l’Institut d’études européennes, le Cevipol, le REPI, le MMC et le CTP le 10 mars 2022.
Photo principale : European Union, 2022. Scopes : Information and education only, Non-commercial use
Copyright. Source: EC – Audiovisual Service