Emmanuelle Bribosia est professeure à temps plein en droit européen et droits fondamentaux à l’ULB (Faculté de droit et Institut d’Etudes européennes). Elle est directrice du Centre de droit européen et coordonne le Master de spécialisation en droit européen.
Cecilia Rizcallah est aspirante FNRS depuis 2016, elle est titulaire d’un master en droit public de l’ULB et d’un LLM en droit européen du Collège d’Europe.
La Cour de justice de l’Union européenne (UE) a rendu, le 7 mars dernier, son arrêt très attendu dans l’affaire dite « des visas humanitaires ». Le sort d’une famille syrienne résidant à Alep et comprenant 3 enfants en bas âge était au cœur de ce contentieux. Parvenue momentanément à fuir les affrontements pour se rendre au Liban, la famille – entretemps contrainte de retourner en Syrie – a introduit des demandes de visas « humanitaires » au consulat belge de Beyrouth afin de pouvoir se rendre en Belgique par voie légale et d’y introduire, une fois sur le territoire, une demande d’asile. Ce type de demande ne peut en effet être adressé directement auprès des postes diplomatiques. Il s’agissait donc, pour cette famille syrienne, de demander ce « laisser passer », pour des raisons humanitaires évidentes, afin d’arriver en Europe sans devoir emprunter des voies illégales et dangereuses ayant par ailleurs déjà couté la vie à des milliers de migrants.
Cette affaire s’inscrit dans le contexte de crise politico-médiatique faisant suite à certaines décisions du Conseil du contentieux des étrangers de Belgique en matière de visas humanitaires et à l’injonction adressée à l’Etat belge, sous peine d’astreinte, de délivrer de tels visas à d’autres Syriens se trouvant dans une situation similaire.
Le droit européen et les visas humanitaires
Pour rappel, le droit régissant l’attribution de visas n’est que partiellement harmonisé par le droit de l’UE. Il existe notamment un Code communautaire, des visas dits « court séjour», contenu dans le règlement CE, n°810/2009 qui définit les conditions de délivrance des visas pour le transit ou les séjours prévus d’une durée maximale de 90 jours sur le territoire Schengen. Il offre, entre autres, la possibilité pour les Etats membres de délivrer des visas « humanitaires », valables uniquement dans l’Etat de délivrance et dont la remise peut être accordée à titre exceptionnel lorsque, pour des raisons humanitaires ou pour honorer des obligations internationales, un Etat membre estime nécessaire de déroger au respect des conditions d’entrée sur le territoire européen prévues par le droit de l’Union (art. 25).
Les questions posées à la Cour de justice et à la Cour constitutionnelle
Les demandes de visa introduites par ces ressortissants syriens ont été rejetées par des décisions de l’Office des étrangers, qui travaille sous l’autorité du Secrétaire d’Etat belge à l’Asile et à la migration, en raison du fait que les intéressés avaient manifestement l’intention de séjourner plus de 3 mois en Belgique et qu’ils ne pouvaient dès lors prétendre à l’obtention de tels visas « court séjour ». Les requérants ont saisi le Conseil du contentieux des étrangers d’un recours en extrême urgence pour obtenir la suspension de ces décisions de refus. A cette occasion, la juridiction a décidé d’interroger deux Cours suprêmes : la Cour constitutionnelle belge, sur le droit de ces personnes à contester ces décisions de refus en extrême urgence et la Cour de justice de l’Union européenne.
Cette dernière était appelée à se prononcer sur la question de savoir si un Etat saisi d’une telle demande de visa était tenu de le délivrer lorsqu’ en cas de refus, il existe pour le demandeur des risques de violation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants et du droit d’asile, garantis respectivement aux articles 4 et 18 de la Charte des droits des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Une opinion avisée et courageuse de l’avocat général Mengozzi
L’avocat général Mengozzi a considéré, au terme d’une démonstration avisée et courageuse que la Belgique était tenue de délivrer les visas humanitaires demandés étant donné que leur refus aurait pour conséquence directe d’exposer les intéressés à des traitements inhumains et dégradants. Il estime en effet que la protection des droits fondamentaux de l’UE a vocation à s’appliquer à l’affaire en cause. Le refus d’accorder le visa humanitaire par la Belgique, même s’il relève de son pouvoir d’appréciation, s’inscrit néanmoins dans la mise en œuvre du droit de l’Union et doit, à ce titre, respecter la Charte des droits fondamentaux. Or, selon l’Avocat général, les trois alternatives à l’obtention de ces visas impliquent forcément une violation inadmissible de la Charte consistant dans le fait pour cette famille soit de rester en Syrie en temps de guerre, soit de se réfugier au Liban sans perspective de protection internationale ou encore de traverser la mer au péril de leur vie pour tenter d’accoster en Europe. A son sens, la consécration d’une obligation positive de la Belgique de permettre à cette famille d’arriver par voie légale et en sécurité en Europe pour y demander la protection internationale à laquelle ils ont droit était donc la seule option digne des valeurs sur lesquelles repose l’Union européenne et qui respecte le caractère absolu de l’interdiction de traitements inhumains et dégradants contenue à l’article 4 de la Charte.
Un arrêt prévisible mais décevant de la Cour de justice de l’UE
La Cour n’a guère suivi l’avocat général. Quoique prévisible, cette décision n’en est pas moins particulièrement décevante. Balayant d’un revers de main l’applicabilité de la Charte des droits fondamentaux, les juges de Luxembourg ont estimé que les Etats membres n’étaient pas tenus, en l’état actuel du droit de l’Union, d’accorder un tel visa. Certes, ils demeurent libres de le faire sur base de leur droit national, mais les refus attaqués ne relèvent pas de la « mise en œuvre » du droit de l’Union et n’entrent donc pas dans le champ d’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. C’est donc au nom de l’inapplicabilité de la protection des droits fondamentaux de l’Union au cas d’espèce que la Cour n’a pas répondu à la question de fond de savoir si des risques réels et avérés de traitements inhumains et dégradants pouvaient obliger un Etat à offrir une voie acceptable de fuite à ceux qui les subissent.
Un pas de côté supplémentaire des instances européennes dans la gestion de la crise des réfugiés
Fine esquive ou prise au sérieux du champ d’application limité de la Charte ? La question peut être débattue. Il est vrai que l’Union européenne n’a que des compétences d’attribution et qu’il n’appartient en principe pas au droit de l’Union, en ce compris la Charte, de régir des questions relevant de la compétence des Etats membres. Comme le souligne la Cour, le droit de l’Union régit uniquement les visas « court séjour » et l’intention des requérants était manifestement de demander l’asile en Belgique et donc d’y séjourner pour une plus longue durée. Doit-on pour autant conclure qu’il ne s’agissait pas de « véritables » visas humanitaires demandés par les intéressés ? On voit mal pourquoi l’intention éventuelle dans leur chef de rester au-delà de la durée d’un visa « court séjour » est supposée changer la nature de l’acte de refus et son lien avec le droit européen. En effet, c’est précisément sur base du pouvoir d’appréciation conféré par le Code européen des visas que les autorités belges ont refusé les visas humanitaires. Or, il est acquis de la jurisprudence de la Cour de justice que l’exercice d’une marge de manœuvre conférée par le droit de l’Union entre dans le champ d’application de ce dernier et doit, par conséquent, respecter la Charte des droits fondamentaux. L’applicabilité de la Charte à ces demandes fondées sur le code européen des visas aurait donc parfaitement pu, voire dû être admise, comme l’avait soutenu l’avocat général.
Faisant preuve de ce que certains qualifieront de « réalisme », la Cour de justice a quant à elle préféré exclure l’application du droit des droits de l’Homme de l’Union, comme l’avait défendu l’Etat belge, soutenu par 13 autres gouvernements. Si cette position est juridiquement défendable, un arrêt considérant que la question entrait dans le champ d’application du droit de l’Union l’aurait été tout autant. Quitte à ne pas déduire une obligation générale et ferme d’accorder des visas humanitaires à l’ensemble des personnes sujettes à un conflit armé – décision qui reviendrait plutôt aux autorités politiques nationales et européennes – la Cour aurait toutefois pu tirer de l’application de la Charte des droits fondamentaux à tout le moins l’obligation de prendre au sérieux la situation concrète dans laquelle se trouvent ces personnes. Elle aurait par exemple pu consacrer les conditions procédurales devant entourer les refus de visas humanitaires (examen de la demande par les autorités nationales, motivation, possibilités de recours, etc.) pour offrir un minimum de garanties contre les risques d’arbitraire.
Une occasion manquée pour réaffirmer les valeurs du projet européen
N’en déplaise à certains, l’Union européenne, telle que nous la connaissons aujourd’hui, s’est construite grâce à l’audace des juges à Luxembourg. Rappelons que c’est la Cour de justice qui, au vu de l’immobilisme des autres institutions européennes, donna naissance à la protection des droits de l’homme en droit de l’Union. Le climat actuel marqué par le Brexit, la montée du populisme et de l’eurosceptisme, pourrait expliquer que la Cour ait décidé de faire un pas de côté dans cette affaire… Mais, comme l’avocat général Mengozzi le soulignait avec vigueur, n’était-ce pas une occasion pour l’Union, parfois en quête de sens, de réaffirmer ses valeurs de dignité et de solidarité? Si l’arrêt de la Cour conviendra à certains, nombreux sont également ceux qui, portés par ces valeurs humanistes, auront plus de peine à se retrouver dans un projet européen qui se refuse à répondre à l’enjeu que pose la situation de ces personnes vulnérables. Une réponse, même circonstanciée, de la Cour aurait sans doute pu davantage satisfaire. D’aucuns ne pourront dès lors que malheureusement constater que, cette fois, l’audace lui aura peut-être manqué, à l’instar peut-être aussi du Tribunal de l’UE qui a également rejeté, le 28 février dernier, le recours à l’encontre de l’ « accord » UE-Turquie contenant un plan global pour réduire la migration vers l’Europe et ce, pour des motifs extrêmement formels.
Des perspectives encore ouvertes devant la Cour constitutionnelle belge…
L’affaire n’est cependant pas close. Une question interrogeant la Cour constitutionnelle sur le droit de recours contre ces refus est désormais pendante et, comme le souligne la CJUE, rien n’empêche aux droits nationaux de prévoir une telle protection. Osons espérer que les juges de la Place royale, dont la légitimité est peut-être moins sur la sellette, feront preuve de plus de courage pour garantir le respect des droits fondamentaux dont les migrants doivent également pouvoir bénéficier, si on veut prendre la notion de droits fondamentaux et d’Etat de droit au sérieux.