Mario Telo est Professeur ordinaire à l’ULB et ancien Président de l’IEE. Ses travaux se concentrent principalement sur les études européennes, la théorie politique et les relations internationales.
Des acquis essentiels et des défis
L’UE célèbre le 25 mars le 60ième des traités fondateurs avec un bilan positif et controversé à la fois.
1) Les historiens sont unanimes: la construction européenne a garanti presque 70 ans de paix (depuis l’OECE et la Déclaration Schuman) entre anciens ennemis via l’intégration économique entre Etats et sociétés voisins contre le nationalisme exacerbé, le protectionnisme économique, l’intolérance de l’autre, la dégradation militaire des conflits. Après 1989, cette méthode a produit une contagion à l’Europe de l’Est et offert un message de réconciliation au monde entier. Mais depuis quelques années les conflits aux frontières Est et Sud et l’offensive du terrorisme islamique nous rappellent la fragilité au plan de la sécurité.
2) Les sociologues et le plus grand philosophe européen vivant J. Habermas attirent l’attention sur le modèle social en tant que noyau spirituel et matériel de l’UE. Malgré les coupes des dernières années et la grande diversité nationale, la prospérité et la cohésion sociale sont plus consolidées que jamais dans l’histoire européenne et plus qu’ailleurs sur la planète : 50% des dépenses en sécurité sociale dans le monde sont faites dans les pays de l’UE, ce qui équivaut à 20% du PIB de ces pays, ce qui bénéficie à 7 % de la population mondiale.
Mais: « La grande transformation » économique mondiale provoque des loosers chez nous et ouvre le scénario du déclin de l’occident…
3) Les politologues mettent en exergue, d’une part, la consolidation de la démocratie au sein de pays qui avaient connu les dictatures fascistes et communistes du xx siècle et, de l’autre, la construction d’un début de démocratie entre les Etats: parlement européen, démocratie participative, coopération entre parlements nationaux, le Comité économique et social européen, le dialogue social européen. Mais cette démocratisation n’a pas empêché la grande vague populiste, la crise des démocraties nationales et le déficit accru de légitimité de l’UE.
4) Sur le plan du rôle international de l’UE on a assisté à la construction d’un nouvel acteur mondial, une puissance civile pour la coopération et la paix dans le cadre du monde post-bipolaire : une grande puissance commerciale et de l’aide au développement, l’apparition de l’Euro, deuxième monnaie de réserve mondiale, et, depuis le Traité de Lisbonne, le service européen pour l’action extérieure (3500 diplomates et 139 Ambassades), la PESC et la PESD.
Mais, un sentiment d’isolation internationale est de plus en plus diffusé, notamment dans le monde de Putin, Trump, Erdogan, Modi, Xi Jinping… D’où cette question : est-ce que l’UE est adaptée aux défis du 21ième siècle?
Les 5 scenarios du Livre Blanc de la Commission de mars 2017
En montrant un évident manque de leadership que nombreux considèrent réaliste après le déclin connu par cette institution pendant les quinze dernières années, la Commission Juncker est sortie des dilemmes hamlétiques sur « la crise existentielle » de l’UE et a élaboré un document digne d’un bon think tank proposant aux Etats cinq scenarios :
Scenario 1: « continuer ainsi », sans changement par rapport à l’agenda approuvé, en d’autres mots « Muddling through ». Au vu de la crise actuelle, ce scénario a l’air d’une boutade.
Scénario 2: le « big bang fédéraliste à 27 » prôné par Verhofstadt. Dans son dernier livre, l’ancien ministre français des affaires étrangères, Védrine, a commenté cette proposition comme suit : il serait soutenu par 1% de la population.
Scénario 3: « se concentrer sur le marché unique ». Ce scénario signifierait un démantèlement de l’Euro. Il pourrait être signé « Cameron, 2016 ». Il est contradictoire et utopique, car le projet Euro est né justement comme complément indispensable du marché unique.
Il ne reste donc que deux scénarios crédibles :
Scénario 4. Faire moins, mais mieux : en effet des politiques pourraient être très bien renationalisées car elles ne font qu’enliser la légitimité de l’UE. IL s’agit par exemple de la politique de la pêche ou de la politique agricole commune. Mais si cette voie est suivie – elle est souhaitée entre autres par Berlusconi et Rutte – elle transmettrait un message simple au monde et aux citoyens de l’Union : l’UE fait marche arrière, de l’intégration à la désintégration.
Scénario 5. L’« Europe à plusieurs vitesses »: soutenue par l’Allemagne, la France, la Belgique, le Luxembourg, l’Italie, l’Espagne, le Portugal… 15 pays seraient intéressés selon une enquête du German Marschall Fund.
L’intégration différenciée : à quelles conditions ?
L’Europe à plusieurs vitesses a marqué l’histoire de la construction européenne depuis la décision prise par 6 pays d’avancer vers le modèle J. Monnet en 1951 et en 1957. Schengen et l’Eurozone témoignent de son existence. Il s’agit donc d’exprimer ou pas la volonté politique de relancer ce modèle d’intégration afin d’améliorer l’efficacité de certaines politiques et donc la légitimité de l’UE en ce qui concerne les préoccupations essentielles des citoyens. A cet égard, nous pouvons constater le tournant réalisé par Angela Merkel à Malte (« nous ne sommes pas obligés d’avancer tous ensemble »), la réunion de Versailles entre les 4 pays les plus peuplés (mars 2017), l’appui de Michel et du BENELUX, l’opposition des nouveaux Etats membres de l’Est et la négociation difficile de la Déclaration de Rome (du 25 mars).
La Déclaration de Rome ne peut être qu’un compromis mais, selon les traités, personne ne peut empêcher 1/3 des Etats membres d’aller de l’avant, d’avancer vers des « Coopérations renforcées » prévues par le traité de Lisbonne.
Mais les coopérations renforcées ne seront bien sûr bénéfiques qu’aux conditions suivantes :
– si elles constituent un instrument institutionnel pour renforcer l’union politique des pays qui en ont l’ambition (aucun rapport avec la « Kern Europa » de Schäuble/Laamers de 1994 ou avec le club des Etats qui bénéficient de la notation financière AAA) ;
– si les « noyaux durs » restent ouverts aux retardataires et parviennent à influencer le débat interne dans les pays outsiders en créant une dynamique politique (et pas un sentiment d’exclusion) ;
– si elles sont déclenchées dans le cadre du traité de Lisbonne, c’est-à-dire conformément aux articles 20 TUE et 326-33 TFUE pour la «coopération renforcée » et aux articles 42.6 et 46 TUE pour la «coopération structurée » en matière de défense (ce qui implique outre la volonté aussi que la « capacité » d’en faire partie) ;
– si on accompagne cette nouvelle complexité accrue par une légitimité accrue: efficacité et « accountability ».
De manière plus générale, cette démarche politique devrait s’accompagner d’une réorganisation de l’architecture institutionnelle du continent dans son ensemble (ce qui serait possible sans réforme des traités). Il s’agirait de mettre en place un modèle d’intégration plus efficace, à cercles concentriques, comme au sein de l’ASEAN et de la région Asie-Pacifique. 5 cercles pourraient être distingués :
1) L’UE des 19, l’Eurozone, qui serait renforcée par une gouvernance économique plus efficace: voy. l’ESM (European stability mechanism), le semestre européen, l’union bancaire, le rôle de la BCE, la proposition d’un ministre des finances, la proposition de Van Rompuy d’un budget de la zone Euro et, pour renforcer la légitimité de l’UEM plus légitime, la proposition d’une assemblée parlementaire de la zone Euro.
2) Une/des UE 9+ :
– pour la coopération en matière de défense (via l’article 42.6 TUE sur la coopération structurée). Le « processus de Bratislava » lancé en 2016 pourrait être développé. Il ne s’agirait ni de mettre sur pied une impossible armée unique, ni de se contenter d’une Alliance de défense mais d’avoir un mécanisme de coordination des politiques de défense nationales et un renforcement des initiatives communes.
– dans d’autres domaines, comme l’immigration et asile, le contrôle des frontières externes, la coopération judiciaire… Il s’agirait d’accroitre l’efficacité pour accroitre la légitimité de l’Union dans le domaine hypersensible de la sécurité interne.
3) Au sein de l’UE des 27, le marché intérieur serait complété par des mesures sociales (éventuellement un salaire minimum européen?) ; il s’agirait aussi de défendre la politique commerciale commune (326-328 TFUE) et d’avancer vers la convergence par la méthode ouverte de coordination.
4) L’Europe 31+: EEE, en tant que cercle extérieur avec Norvège, et, peut-être, dans quelques années, l’Ukraine et la Turquie?
5) Enfin, les partenariats spéciaux avec les pays tiers comme le RU, certains des associés, politique européenne de voisinage.
La décision politique relève des Etats bien sûr, mais les institutions européennes et surtout les citoyens, la société civile, les acteurs sociaux et politiques organisés peuvent jouer un rôle essentiel : notre avenir dans un monde compétitif et dangereux qui offre des opportunités à une UE plus efficace et légitime, la défense de nos valeurs de la paix, la liberté, l’Etat de droit sont entre nos mains.