Par Gaspard Denis[1] et François Denuit[2]


Le 21 juillet dernier, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne (UE) se sont accordés sur un paquet budget-relance de 1824,3 milliards d’euros[3]. Son caractère inédit réside essentiellement dans la création d’un nouvel instrument pour la relance (« Next Generation EU », NGEU), dont le but est de réparer les dégâts provoqués par la pandémie de Covid-19, tout en amorçant les nécessaires transitions écologique et digitale de l’UE.

Le plan NGEU, doté de 750 milliards, constitue en effet une avancée indéniable en matière d’intégration européenne, et ce à double titre : il sera non seulement financé par un emprunt commun, mais constituera également un outil de solidarité financière. Près de 390 milliards d’euros prendront ainsi la forme de subventions destinées à aider les pays les plus touchés par la crise. Celles-ci seront distribuées selon une clé de répartition tenant compte de l’ampleur de la récession qui sera constatée dans chaque État membre.

Mais, si l’accord contribue à briser de nombreux tabous – que ce soit en matière de mutualisation de la dette, de transferts entre les États membres, ou d’investissements publics massifs –, il présente aussi de nombreux écueils. 

Nous proposons, dans cet article, de revenir sur les plus importants d’entre eux.

Une gouvernance controversée

 La gouvernance des plans de relance nationaux devra se faire dans le cadre du Semestre européen (l’outil de coordination des politiques macroéconomiques nationales). Les États membres doivent dès à présent préparer leur « plan pour la reprise et la résilience » établissant leur programme d’investissement et de réformes, ces derniers seront ensuite analysés par la Commission et puis approuvés à la majorité qualifiée par le Conseil des ministres. Le versement des fonds sera ainsi subordonné au respect des recommandations spécifiques par pays formulées en 2019 et 2020, aux objectifs liés aux transitions écologique et digitale, et au renforcement du potentiel de croissance et de création d’emplois. Enfin, si exceptionnellement, un ou plusieurs États membres considèrent qu’il existe des « écarts importants » par rapport au respect satisfaisant de ces objectifs, ils peuvent saisir le prochain Conseil européen de la question (emergency brake).

Il convient donc de rester prudent quant à l’application stricte des critères liés aux recommandations spécifiques par pays, ces dernières étant traditionnellement associées aux réformes structurelles d’ordre néolibéral. Si l’on peut être tenté de voir dans l’accord les prémices d’un « tournant keynésien », le risque d’une surveillance idéologique basée sur le traditionnel dogmatisme économique européen n’est pas négligeable, d’autant que le Parlement européen n’exerce pas de contrôle démocratique réel sur le processus du Semestre.

L’État de droit au frigo

L’un des principaux nœuds des négociations, et l’un des problèmes majeurs de l’accord, concerne la conditionnalité liée au respect de l’État de droit et des libertés fondamentales, tant pour le plan de relance proprement dit que pour le budget de l’Union. Le projet initial de la Commission établissait en effet un lien clair entre l’octroi des fonds et le respect de l’État droit, donnant ainsi de nouveaux leviers de pression politique à l’échelon européen vis-à-vis d’États membres prenant des libertés avec les valeurs fondamentales de l’UE.

La Pologne et la Hongrie, soutenues par la Slovénie, se sont vivement opposées à toute conditionnalité stricte en la matière et ont obtenu gain de cause, le dernier texte ayant fait disparaître les détails du mécanisme opérationnel prévu, même si le principe de conditionnalité demeure dans une formulation particulièrement vague, se contentant de faire référence aux valeurs énoncées à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne.

Un budget amputé et de courte-vue

L’accord arraché au Conseil sur le budget de long terme de l’UE – le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 – doit être principalement vu comme la contrepartie du plan de relance. En liant le plan et le CFP dans un seul et même paquet, les négociations ont été minées par le chantage des États à courte vue – cette fois représentés par l’alliance des “frugaux” (NL, AT, SE, DK, auxquels s’est joint la FI) –, et se sont soldées, dans un jeu de vases communicants entre les deux budgets, par un compromis peu ambitieux et des concessions regrettables pour le cadre financier de l’Union.

Ainsi, les enveloppes initialement prévues par la Commission pour les programmes communautaires d’avenir de l’UE (santé, recherche et innovation, jeunesse, numérique, coopération internationale, culture, etc.) ont été sérieusement amputées. Et comme si la prime à l’égoïsme était devenue la norme, les « frugaux » ont également obtenu les plus gros rabais sur leur contribution au budget, alors même que la Commission avait prévu de mettre fin à ce système des rabais en 2020 suite au départ du Royaume-Uni.

Des ressources propres insuffisantes

Dans la mesure où l’instrument pour la relance implique une augmentation temporaire de la taille du budget européen[4], les revenus devront nécessairement augmenter proportionnellement. À moins que les États membres n’acceptent d’augmenter leurs contributions nationales (fondées sur un pourcentage du revenu national de chaque État fixé annuellement) – ce dont il est permis de douter vu les récents calculs égoïstes et court-termistes articulés autour de la logique du « juste retour » –, il faudra donc obligatoirement développer de nouvelles ressources propres en vue d’alimenter le budget de l’UE.

Or, à l’exception d’un nouveau prélèvement sur les déchets d’emballages en plastique non recyclés (prévu pour 2021), l’accord du 21 juillet n’offre aucune garantie quant à la création future de nouvelles ressources propres. Tout au plus, la Commission est invitée à présenter, en 2021, des propositions relatives à un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE et à une redevance numérique (introduction au plus tard en 2023).

De même, si le Conseil envisage d’introduire une nouvelle ressource propre fondée sur le régime d’échange de quotas d’émission de CO2 – avec une extension possible à l’aviation et au transport maritime – ce projet est formulé dans l’accord de manière non contraignante et aucun calendrier n’est prévu pour le moment.

Enfin, l’accord prévoit des travaux sur de possibles nouvelles ressources propres, dont la taxe sur les transactions financières pourrait faire partie, mais là encore, rien de concret n’est prévu. En réalité, les formulations du « deal » n’offrent aucune garantie que de nouvelles ressources fiscales seront levées et rate le coche concernant les possibilités en matière de coordination (voire d’harmonisation) fiscale. Ainsi, sans surprise, aucune mention dans l’accord de l’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés (CCCTB) voire d’un taux d’imposition effectif minimum sur l’impôt des sociétés.

Bref, vu l’historique de ce dossier, le scepticisme reste de rigueur.

Une transition écologique en sursis

L’accord du 21 juillet ne répond pas non plus de manière satisfaisante à la nécessité d’aligner l’expansion budgétaire sur les objectifs climatiques fixés par l’UE.

Certes, les vingt-sept se sont accordés sur une cible de 30% de dépenses liées aux objectifs climatiques, à la fois au titre du budget et de NGEU, ce qui représente presque 550 milliards d’euros (répartis sur sept ans) sur les 1 825 milliards d’euros mobilisés. Mais ce montant demeure largement insuffisant pour réussir la transition écologique au niveau européen. Selon les estimations de la Commission européenne, il faudrait en effet débloquer au moins 260 milliards d’euros supplémentaires par an jusqu’en 2030 pour réussir la transition écologique (soit 2600 milliards d’euros en dix ans).

En outre, cet objectif de 30% doit être interprété avec prudence, dans la mesure où la méthodologie utilisée actuellement pour identifier les dépenses contribuant aux objectifs climatiques est profondément biaisée, comme l’a souligné récemment la Cour des comptes européenne[5], ce qui a poussé les leaders européens à charger la Commission de développer une méthodologie plus efficace pour procéder au contrôle des dépenses estampillées « vertes ».

Enfin, les deux piliers majeurs garantissant l’équilibre économique et social du Pacte vert européen, le programme InvestEU (infrastructures durables; recherche, innovation et numérisation; PME; investissement sociaux et compétences) et le Fonds pour une transition juste qui doit servir à l’accompagnement des territoires en matière de diversification et de reconversion économiques dans le cadre de la transition écologique, ont été drastiquement rabotés.

Conclusion

Tout est une question de perspective. À l’échelle de l’histoire de la construction européenne, l’accord conclu par les vingt-sept constitue un sérieux bond en avant. Il faut noter également que c’est la première décision majeure opérée depuis le départ Royaume-Uni. Le saut qualitatif vers un endettement commun envoie un signal fort à tous ceux qui prédisaient le pire pour l’avenir post-Brexit de l’Union.

Mais le « deal » obtenu traduit également la continuité voire le renforcement du biais institutionnel engagé lors de la crise financière avec le rôle de plus en plus important du Conseil européen, institution intergouvernementale par excellence, dans la définition du cap politique de l’Union.

Au regard de l’urgence climatique, c’est une réponse insuffisante – voire même préjudiciable – pour l’avenir du continent. Sur la base des tendances actuelles, le « budget carbone » de la planète sera épuisé d’ici 10 à 15 ans. Cela signifie que la relance d’activités non soutenables ne peut constituer une option pour l’UE. C’est pourtant ce que risque de permettre, faute de conditionnalités environnementales fortes, l’accord du 21 juillet dernier et ce, d’autant plus que le Parlement européen n’aura pas la possibilité d’infléchir la trajectoire du plan de relance. La base juridique choisie pour créer l’instrument de relance ne lui permet pas en effet d’exercer un contrôle démocratique sur son élaboration et sa mise en œuvre. Ce n’est que sur l’autre volet de l’accord, à savoir le budget européen, que le Parlement pourrait parvenir à améliorer les perspectives d’une reprise verte et équitable.

À l’heure où nous rédigeons ces lignes, les négociations entre le Conseil de l’UE et le Parlement européen visant à boucler le cadre financier pluriannuel courent toujours et portent sur trois volets principaux : l’augmentation des dotations de certains programmes phares, l’intégration rapide, selon un calendrier contraignant, de nouvelles ressources propres au budget, et le renforcement du lien entre le versement des fonds de l’UE et le respect de l’État de droit.

Les prochaines semaines seront donc cruciales car elles montreront si une majorité peut se dégager pour conditionner l’approbation du prochain cadre financier pluriannuel à l’adoption de mesures plus ambitieuses.

Affaire à suivre donc…


[1] Gaspard Denis est Chef de cabinet de Philippe Lamberts, eurodéputé et co-Président du groupe des Verts/ALE au Parlement européen, et spécialiste des questions économiques et monétaires.

[2] François Denuit est Docteur en sciences politiques et sociales, collaborateur scientifique attaché à l’IEE et au CEVIPOL (ULB), et conseiller politique sur les matières économiques et monétaires auprès de Philippe Lamberts.

[3] Plus précisément, ce paquet global associe le cadre financier pluriannuel (1074,3 milliards d’euros) et un effort de relance extraordinaire, connu sous le nom de Next Generation EU (750 milliards d’euros).

[4] Le système de plafond des ressources propres (i.e. le niveau maximum de ressources qui peut être demandé aux États membres chaque année) sera en effet temporairement relevé de 0,6% supplémentaire (au plus tard jusqu’au 31 décembre 2058) afin d’accroître davantage la marge de manœuvre que la Commission utilisera comme garantie de l’emprunt.

[5] ECA, 02/07/2020, “Review No 01/2020: Tracking climate spending in the EU budget”, https://www.eca.europa.eu/

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