Antoine Vauchez est directeur de recherche au CNRS à l’Université Paris 1-Sorbonne (Centre européen de sociologie et science politique). Ses principaux thèmes de recherche portent sur la formation d’un centre de pouvoir européen, l’émergence d’un corps de connaissance juridique et économique du projet européen et la consolidation d’un « pouvoir d’indépendance » autour des cours de justice, banques centrales et des agences de régulation européennes. Cette année académique 2020-2021, l’Institut d’études européennes de l’ULB accueille le Professeur Antoine Vauchez dans le cadre de la Chaire Internationale ULB.
Parmi ses publications récentes sur ce thème, on trouve une monographie, L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe (Presses de Sciences Po, 2013, traduit en anglais chez Cambridge UP en 2015), deux collectifs (Politique de l’indépendance, Septentrion, 2019, et Lawyering Europe. European Law as a Transnational Social Field, Hart, 2015), un essai Démocratiser l’Europe (coll. La république des idées, Seuil, 2014, traduit en anglais et allemand), et un livre d’intervention Pour un traité de démocratisation de l’Europe (Seuil, 2017, Harvard University Press, 2019) écrit avec Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, et Guillaume Sacriste (traduit en neuf langues).
Résumé
Alors que les citoyens de l’Union européenne ont voté en 2019 pour le 9ème fois pour élire leur Parlement, l’article s’interroge sur les « effets » de ce vote sur la politique de l’Union européenne. Faute de disposer, à la manière du sismologue, d’une échelle de Richter qui permettrait de traquer les effets telluriques des consultations électorales sur la tectonique des plaques européennes, on engage ici un jeu de piste à l’intérieur du centre de pouvoir européen pour suivre à la trace ce que le vote européen fait à l’Union. En reparcourant les différents sites de la négociation et de la décision européennes, on identifie les relais mais aussi les verrous et autres stabilisateurs automatiques qui déterminent l’onde de choc du vote européen, révélant par-là les traits singuliers d’un champ du pouvoir européen où la politique représentative apparaît comme l’éternel junior partner.
Cet article est publié par la série CEVIPOL Working papers,éditée par la professeure Amandine Crespy.
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Introduction[1]
Depuis 1979, l’Europe politique a son rituel quinquennal. Depuis cette date, et à mesure que l’Union s’est élargie à de nouveaux membres, ce sont entre 110 et 200 millions d’Européens qui se sont à chaque fois déplacés pour élire leurs représentants[2]. Il plane pourtant autour du moment électoral européen un parfum d’à-quoi-bon qu’entretiennent des campagnes électorales souvent bâclées et des taux de participation faibles dans l’ensemble [3]. La chose n’est sans doute pas spécifique à l’Union européenne s’il est vrai que nous vivons une « tendance historique générale de réduction des effets du vote dans l’ensemble des démocraties »[4] Mais la question se pose avec une acuité particulière à une échelle européenne où le vote européen a fait une irruption aussi tardive qu’attendue. Il faut dire que le vote européen a mauvaise réputation. La liste des défauts de forme et autres manques qu’on lui prête commence en fait dès son acte de naissance puisque l’Acte relatif à l’élection du Parlement au suffrage universel de septembre 1976 renonçait à unifier les procédures électorales à l’échelle européenne ; mais elle tient aujourd’hui de l’inventaire à la Prévert[5] : pas de circonscription européenne susceptible faire apparaître un « corps électoral » européen, ni de listes transnationales capables de susciter des candidatures européennes ; pas ou peu d’investissement des grands partis, ni des principaux médias qui pourraient cristalliser une « conjoncture » européenne et de « dramatiser » l’affrontement des camps politiques en présence[6] ; pas ou peu de sondages et de commentateurs dont pourraient naître la figure d’un électeur et d’un verdict européens des urnes. Il faudrait sans doute nuancer aujourd’hui un constat qui a en partie vieilli ; mais rien de tout cela n’est faux : privé de l’infrastructure cognitive et matérielle qui est la sienne dans les démocraties européennes, le vote européen peine à cristalliser une volonté politique européenne ou, dans les termes de la science politique, un input qu’il reviendrait à l’Union de respecter[7].
Mais qu’en est-il de ses effets ? Vote sans enjeu (si ce n’est pour l’essentiel « nationaux ») et sans résultat, l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct serait-elle pour autant alors un vote sans effet ?
Avant même que de devenir une question académique, cette « puissance d’institution du suffrage universel » a d’abord été un thème central des mouvements pan-européens qui avaient fait dès les années 1950 de l’élection directe du Parlement européen, la clé de voute d’une révolution politique fédérale[8] . L’ancien doyen de la faculté de droit de Paris Georges Vedel n’y voyait-il pas en 1967 la promesse d’un nouveau départ puisque « l’acte de naissance d’une Europe ne sera scellé que le jour où auront lieu des élections européennes au suffrage universel direct, tout le reste pourra être mis en place à loisir : extension des pouvoirs de l’assemblée européenne, la constitution d’un exécutif, etc… ». Le « sacre électoral » charriait avec lui la promesse d’une révolution des pouvoirs -ce dont témoigne par exemple ces propos de cet autre professeur de droit qui anticipait les choses dans des termes similaires : « je voudrais bien savoir ce que pourrait répondre n’importe quel organisme national à un parlementaire qui monterait à la tribune de Strasbourg, élu par la CE et qui paraphraserait Mirabeau en disant : ‘je suis ici par la volonté du peuple’ ».
Depuis lors la question des « effets » du vote européen n’a pas cessé de hanter le débat politique. Il faut dire que le premier vote européen, celui de juin 1979, aura douché bien des espoirs tant aura manqué l’insurrection populaire tant espérée[9]. Dès 1980, les politistes classaient du reste les élections européennes au rang d’élections « de second ordre », une étiquette à succès dont elles n’ont jamais pu se débarrasser depuis lors[10]. Faute de « ruissellement démocratique », il faudrait donc travailler à donner des « effets » à ce vote européen et multiplier les dispositifs institutionnels permettant de lui conférer force et effectivité. De la procédure d’investiture de la Commission au Spitzenkandidat en passant par le débat actuel sur les listes transnationales, c’est toute une ingénierie institutionnelle qui s’est développée pour recentrer la vie institutionnelle européenne autour de son moment électoral et de son institution représentative.
Qu’en est-il aujourd’hui de ce sacre électoral européen ? Quel est son effet de souffle au moment d’entrer en contact avec le champ du pouvoir européen ? Pour le dire autrement, que pèse le capital électoral au filtre des équilibres politiques, diplomatiques et juridiques qui organisent la politique européenne ? Aussi classique soit-elle, cette question des « effets » du vote est d’un abord difficile car les politistes savent bien que les votes débordent toujours et de beaucoup le cadre politique et institutionnel pour lequel ils sont créés. Depuis 1979, la science politique n’a pas cessé du reste de dresser l’inventaire des effets indirects, en large partie inattendus, d’un vote européen qui aura pu servir aussi bien : à sanctionner les gouvernements nationaux, à recaser des non-élus des élections nationales, à permettre à des partis émergents de tenter des coups politiques, à tester de nouvelles offres politiques, à se doter de ressources financières et humaines pour les combats politiques nationaux, voire même à peser sur le Conseil de l’Union européenne[11]… Mais qu’en est-il alors des effets directs du vote si l’on entend par là ceux que la théorie démocratique la plus classique attribue à l’élection et qui en fonde la fonctionnalité en régime démocratique, à savoir : d’une part, le libre choix entre les grandes options politiques –qui doit conduire à pouvoir réorienter les politiques publiques en fonction des préférences exprimées lors dudit vote ; et d’autre part, le libre choix des représentants -ce qui doit conduire dans un même mouvement à désigner les gouvernants ?
Une certitude cependant. Au terme de quatre décennies de votes européens et de réformes institutionnelles chargées d’en garantir les effets politiques, la réponse à la question ne saurait être binaire, ni se résoudre sur le mode du « tout ou rien ». On ne saurait en la matière se contenter d’affronter cette question en prêtant paresseusement à l’Europe une « nature » ou une « Adn ».
La question est d’abord pour le chercheur une question d’enquête : comment l’événement du vote affecte-t-il les équilibres européens qui organisent l’accès aux positions de pouvoir européen et la définition de l’orientation des politiques publiques ?
Et elle appelle dès lors avant tout une réponse empirique sur la piste des mécanismes sociaux et institutionnels qui contribuent à relayer ou à circonscrire les effets du vote au cœur du champ du pouvoir européen. Faute de disposer, à la manière du sismologue, d’une échelle de Richter qui permettrait de traquer les effets telluriques des consultations électorales, on propose d’engager un jeu de piste à l’intérieur du champ du pouvoir européen pour suivre à la trace ce que le vote européen fait à la politique de l’Union européenne. Façon d’éviter les pièges du débat, trop souvent abstrait et désincarné, sur le « déficit démocratique » pour lui préférer un protocole d’enquête capable d’interroger empiriquement ce qui fait l’indifférence relative au vote du champ du pouvoir européen, c’est-à-dire de dessiner toute la géographie des amortisseurs ou des stabilisateurs automatiques qui en limitent tendanciellement l’effet perturbateur. Au-delà, la question au politiste cette situation quasi-expérimentale car elle permet de comprendre ce qui fait la « puissance instituante » d’un vote dans un espace de pouvoir donné. En suivant, comme on cherche à le faire ici, le vote à la trace, c’est-à-dire en cherchant à identifier tout ce qui cantonne, relaie ou amplifie son effet de souffle (on pourrait dire, dans le langage européen, son effet de spill over) au cœur de la politique européenne, on se dote d’un viatique précieux qui permet d’éclairer les lignes de pente et les points d’inertie qui organisent le champ du pouvoir européen.
[1] Cet article est une version remaniée d’une contribution au volume coordonné par Carlos Herrera et Ninon Grangé : Possibilités et obstacles d’une Europe politique. Autour de l’œuvre d’Etienne Balibar (à paraître, 2021). L’auteur remercie Amandine Crespy pour sa lecture et ses conseils très utiles sur ce texte.
[2] Il ne s’agit pas bien sûr de résumer les lieux et les enjeux de la démocratie dans l’Union au seul vote des élections européennes : on sait que l’Europe politique compte bien d’autres « représentants » à commencer par tous ces mandataires politiques nationaux (ministres, chefs de gouvernement, etc.) qui tirent leur légitimité du vote national, ou encore ces formes concurrentes de l’Initiative citoyenne européenne, de la démocratie participative qui convoquent là aussi un peuple ou une société civile européenne.
[3] Pour une première analyse de la couverture médiatique des européennes dans les journées télévisés : Blaise Magnin, « Élections européennes : le calvaire de Jean-Pierre Pernaut », 23 mai 2014 http://www.acrimed.org/article4352.html
[4] Offerlé, Michel (2006) « Vote », Dictionnaire des sciences humaines, Presses Universitaires de France.
[5] Pour un inventaire, voir Deloye, Yves (2005) dir., Dictionnaire des élections européennes, Economica. Voir aussi la très bonne synthèse de Manzella (Andrea) e Nicola Lupo, Il Parlamento europeo, Rome, Luiss ed., 2018, et Costa, Olivier (2019), dir., The European Parliament in Times of Crisis: Dynamics and Transformations, Londres, Palgrave.
[6] Il faudrait évoquer ici bien sûr les taux de participation qui sont allés décroissants jusqu’au retournement de 2019 à un niveau d’abstention néanmoins toujours élevé (avec une moyenne de 50%), chiffre qui masque des disparités nationales importantes.
[7] La science politique a du reste tiré argument de la faiblesse de cet input électoral pour évoquer une légitimité par les outputs (cf. Fritz Scharpf), c’est-à-dire par les résultats, voire par les throughput (cf. Vivian Schmidt), c’est-à-dire via la multiplication de dispositifs participatifs tout au long de la décision européenne.
[8] Rappelons que l’idée d’élections directes n’a pas toujours dominé, y compris chez les fédéralistes, ce dont témoigne du reste le fait qu’au congrès La Haye, l’idée -alors portée par Paul Raynaud- était restée ultra-minoritaire avec 6 voix sur les 800 membres de l’assemblée plénière : sur l’histoire de la cause du vote européen, voir Burban, Jean-Louis (1977) « La dialectique des élections européennes », Revue française de science politique, 27(3), p. 377-406.
[9] Au-delà d’une campagne dont on pouvait déjà dire que « l’enjeu véritablement européen n’était pas l’enjeu premier du scrutin », le taux de participation de 61,5% masquait des écarts considérables de participation (et partant de représentativité des élus) des différents Etats membres laissant les commentateurs politiques en plein désarroi, incapables qu’ils étaient de « parler de victoire ou de défaite, de façon générale, d’une tendance politique ». 110 millions d’électeurs ont participé dans 9 pays (61,5%) avec d’emblée des écarts très nets (32% au RU), autorisant de fait à jauger l’inégale « représentativité des élus » puisque les « 81 représentants britanniques ont été élus par moins de 13,5 millions d’électeurs tandis que les 81 italiens l’ont été par 35 millions »… Cf « Les élections européennes 7-10 juin 1979 », Courrier hebdomadaire du Crisp, n°861, 1979, p. 1-28.
[10] Reiff, Karlheinz et Hermann Schmitt (1980) « Nine Second-Order National Elections : A Conceptual Framework for the Analysis of European Elections Results », European Journal of Political Research, 8, p. 3-44.
[11] Pour une bonne discussion des acquis de la recherche en la matière, voir Azam, Nicolas (2017) Le PCF confronté à l’Europe. Une étude socio-historique des prises de position et des recompositions partisanes, Dalloz.